Dans la démocratie et la république
« Le peuple français convaincu que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur l’objet de sa mission. » C’est ainsi que commençait la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793. Cette noble conception du peuple alors à la conquête de sa souveraineté a-t-elle encore cours ?
La démocratie est le régime politique dans lequel la souveraineté appartient au peuple, constitué de citoyens libres et égaux. Le peuple souverain exerce le pouvoir politique par l’intermédiaire de ses représentants élus. La démocratie place l’origine du pouvoir politique dans la volonté collective des citoyens et elle repose sur le respect de leur liberté et de leur égalité. On voit bien que l’exercice de la souveraineté politique en démocratie, exige que le peuple soit véritablement constitué de citoyens.
La citoyenneté est aussi en démocratie la source du lien social. En proclamant la souveraineté du citoyen dans une communauté d’individus égaux, dépouillés de tous privilèges et particularismes, les révolutionnaires de 1789 ont proclamé le dépassement de tous les communautarismes : dépassement des communautarismes sociaux par l’abolition des privilèges, et dépassement des communautarismes régionaux, dont la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 a été le symbole. De ce fait, était établie l’égalité de tous les citoyens dans l’espace public, quelles que soient leurs attaches régionales ou sociales, leurs origines historiques, leurs croyances, leurs religions… La séparation du public et du privé était mise à la base de l’ordre social. Enfin, la citoyenneté est la qualité d’une personne civique et le civisme consiste dans l’accomplissement par l’individu de ses devoirs envers la collectivité au sein de la société. Il implique le dévouement à la chose publique, en vertu duquel chacun, tout en revendiquant son autonomie et sa liberté, estime devoir s’intégrer dans la communauté nationale et collaborer à la vie sociale.
À partir de ces bases, la démocratie s’exerce par la délégation du pouvoir à des représentants du peuple, élus au suffrage universel. Le droit de vote est l’instrument privilégié de l’exercice du pouvoir par les citoyens. Abraham Lincoln définissait la démocratie comme le « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Les gouvernés sont donc en même temps des gouvernants. Il s’agit de savoir comment, ayant délégué le pouvoir à ses représentants, le peuple peut en conserver le contrôle et la maîtrise ?
En démocratie le pouvoir devrait être exercé pour le peuple c'est-à-dire dans son intérêt, dans l’intérêt commun de l’ensemble du peuple, et non dans l’intérêt de dynasties, d’oligarchies ou de groupes influents. Cependant on peut constater qu’il existe toujours dans notre société des dynasties cherchant à se maintenir en se perpétuant, des tentations oligarchiques chez les détenteurs de pouvoir, et des groupes de pression cherchant à faire prévaloir leurs intérêts catégoriels. La Constitution devrait permettre de mettre en échec ces tentatives de dévoiement, nuisibles à l’intérêt général du peuple. Le résultat n’est pas probant. En outre, le peuple est rarement unanime dans l’expression de son intérêt. La représentation nationale sera donc celle de la majorité. Elle sera tentée de gouverner dans l’intérêt de la majorité, contre les intérêts de la minorité, qui doit cependant pouvoir se faire défendre par des contrepouvoirs.
En résumé, on peut dire que la démocratie, comme régime politique, exige que le peuple concerné soit constitué de citoyens éduqués, autonomes et libres, et que la société soit organisée d’une façon libérale permettant la pluralité politique, grâce à la possibilité d’une information libre et gratuite et à l’existence de contre-pouvoirs.
Ces principes exprimant l’idéal démocratique paraissent aujourd’hui malmenés, au point que certains vont jusqu’à poser la question : sommes-nous encore en démocratie ? La volonté collective des citoyens est bafouée, dès lors que le peuple des citoyens s’étant prononcé par référendum, le pouvoir politique se permet de passer outre et de légiférer en sens contraire. D’ailleurs les représentants élus représentent-ils correctement le peuple ? Déjà, cette représentation n’est pas proportionnelle. Pour cette raison, et probablement d’autres, difficiles à identifier, une partie importante des citoyens, parfois plus de la moitié, ne se prononce pas par le vote, lors de l’élection des députés. Peut-on dans ces conditions parler de représentation nationale ? Enfin pour le peuple, conserver le contrôle et la maîtrise du pouvoir délégué à ses représentants est un idéal dont la réalité s’éloigne de plus en plus, à mesure que le pouvoir effectif échappe progressivement toujours plus à ses représentants, pour être délégué à des experts d’organismes extranationaux ou dits indépendants… et échappe même tout simplement au pouvoir politique, pour être exercé par la puissance économique.
Le peuple en démocratie c’est l’ensemble des citoyens, tous les citoyens, égaux en droits et en dignité. Il faut alors se poser la question : le peuple français est-il bien constitué de citoyens égaux ? L’égalité des citoyens n’a jamais été parfaite, c’est évident, mais les inégalités se sont gravement accrues, depuis que les gouvernants ont décidé que les ambitions du programme du Conseil National de la Résistance étaient périmées. Quant au civisme, il semble lui aussi une valeur périmée. Les plus puissants donnant sans pudeur le spectacle de leur mépris du devoir civique, pourquoi les autres se priveraient-ils de tricher ? Le lien social qui devrait résulter du sentiment d’appartenir à un même peuple, à une même communauté nationale, est partout rompu. Il l’est d’abord par l’écart croissant des conditions matérielles, qui produisent des ségrégations, des espaces de vie séparés, une absence de vie sociale commune. Il l’est encore plus par le repli des plus pauvres parmi les derniers arrivés, sur leur communauté culturelle et religieuse d’origine, créant des sortes de ghettos, dits quartiers défavorisés. Le peuple est ainsi de plus en plus désuni et morcelé.
La démocratie est-elle souhaitable et possible pour tous les peuples ? Dans les limites de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, la réponse est incontestablement oui pour un humaniste. Cela parce que la démocratie, est le régime qui place l’être humain dans les meilleures conditions pour décider lui-même de sa destinée, et aussi parce que c’est l’organisation politique qui donne le plus de chances à la paix. Les objections qui sont faites au nom du respect de cultures traditionnelles, qui seraient incompatibles avec cette forme d’organisation sociale, sont d’évidence à rejeter. Mais l’universalisation de la démocratie est confrontée à la difficulté de réaliser l’enracinement généralisé, dans l’ensemble du monde, des mœurs qu’elle implique. La première condition pour établir une démocratie, c’est l’éducation du peuple tout entier, afin de transformer les individus en citoyens ; la deuxième condition est l’organisation d’une société de liberté. La démocratie exige en effet un parlement issu d’élections et la séparation des pouvoirs, mais aussi des contre-pouvoirs, la liberté de la presse, la liberté d’opinion, la protection des minorités, et surtout une éducation des citoyens leur dispensant une connaissance non mutilée, alliant la maîtrise des méthodes rationnelles à la connaissance de l’être humain et de l’histoire de l’humanité. Enfin, l’éducation du citoyen doit comporter l’apprentissage du comportement civique de l’individu autonome, afin de réaliser l’intégration de tous dans un peuple solidaire.
En France la démocratie a pris une forme particulière : la « République » française qui a pour devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». La république, c’est au départ la « chose publique ». En république, l’organisation politique de la société veut faire de l’État un gouvernement légitime émanant des citoyens, où le pouvoir exécutif est « ministre du souverain qu’est le peuple », où les lois sont guidées par la volonté générale et l’intérêt public, et où le gouvernement gouverne dans l’intérêt des gouvernés, pour le peuple.
Après la Révolution française, la République a posé en termes nouveaux la question de la citoyenneté. On peut considérer que la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 était une véritable introduction à la démocratie. Le deuxième pas fut franchi avec le cri de ralliement de l’Armée française à Valmy : « Vive la Nation ! ». Le lendemain, à Paris, la Convention proclamait la République. Les deux concepts de nation et de république sont donc historiquement liés. La république est désormais l’expression politique d’un peuple organisé en nation. Au sens primitif, la nation était le groupe humain auquel on supposait une origine commune. Après la Révolution la nation est devenue ce qu’elle est aujourd’hui : un vaste groupe humain, un peuple, qui se caractérise par la conscience de son unité et sa volonté de vivre ensemble, en commun « sous les mêmes lois ». La Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 avait marqué la volonté d’unité nationale par le dépassement des particularismes régionaux ; l’élection à la Convention de l’Américain Thomas Paine, devenu français en vertu de sa résidence en France, donnait le sens dans lequel allait la notion de citoyenneté nationale pour le peuple français. Le peuple souverain est donc désormais la nation, comprise comme une communauté politique établie dans des limites géographiques définies, soumise à l’autorité d’un même gouvernement.
Quelle différence entre démocratie et république ? La démocratie, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est avant tout le régime politique organisé de façon que les citoyens disposent de la plus grande liberté de conduire leur vie pour la satisfaction de leurs intérêts personnels. Elle fait la promotion de la mobilité « globale » de l’individu, reconnu d’abord par ses caractéristiques socio-économiques. Elle conduit à la prise en considération des « différences » au détriment de l’égalité, et à l’émergence dans tous les domaines du « pouvoir des plus forts » au détriment de la solidarité. L’actualité du concept mondialisé de démocratie propose l’effacement de la nation au profit de structures supranationales d’autorité, sans réelle légitimité populaire, s’appuyant sur le pouvoir et l’expertise des grands acteurs de l’économie globalisée.
La république, qui prétend placer l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers, voudrait au contraire confiner les particularismes au domaine privé, pour assurer l’égalité en droits et en dignité de tous les citoyens, constituant un peuple solidaire dans un espace public commun. Elle devrait assurer la solidarité et l’équité dans le cadre politique de la nation, qui ne reconnaît que des citoyens, tous acteurs politiques à égalité et participant dans l’espace public à une même vie commune, et pour cela, elle voudrait conserver la maîtrise politique du destin de la nation, au profit et sous le contrôle du peuple souverain.
Le peuple, ce n’est pas la populace méprisée par certaines élites dévoyées, ni même les seuls « prolétaires »… Le peuple souverain, c’est l’ensemble des citoyens de la nation. Et le souci de gouverner dans l’intérêt général, sans oublier la solidarité nationale pour les plus défavorisés, ne peut recevoir le qualificatif méprisant de populisme, que de la part de ceux qui n’acceptent pas la République.
Claude J. DELBOS