En 2015, des organisations humanistes ont signé une déclaration appelant les gouvernements européens « à mettre en œuvre les politiques communes indispensables à un accueil digne et humain de populations en détresse et en péril ». Trois ans plus tard, l’OCDE vient d’émettre un rapport pointant l’intégration insuffisante des migrants, notamment dans les pays européens. S’agissant du bilan de la France sur ce sujet, il m’apparaît bien médiocre, si je me réfère aux valeurs humanistes et fraternelles de notre République.
D’un côté, il y a le traitement des demandes de droit d’asile et de reconduite à la frontière. Pour ne citer qu’un exemple, la France a été condamnée par la CEDH en 2016 dans 5 dossiers différents, pour les conditions dégradantes d'incarcération des très jeunes enfants avec leurs parents dans les centres de rétention administrative.
De l’autre côté, les migrants autorisés à rester sur le territoire ont d’importantes difficultés à s’intégrer économiquement et socialement : ils concentrent davantage de problèmes de chômage, de scolarisation, de délinquance et de criminalité, sans parler des actes de racisme et de xénophobie dont ils sont les victimes.
C’est sur le volet de l’intégration que je voudrais m’attarder un peu en partageant avec vous le décentrage auquel j’ai été confronté à Berlin, en septembre dernier. On m’a en effet offert l’opportunité d’y visiter un centre d’accueil pour femmes réfugiées, enceintes ou jeunes mères. Ces femmes ont déjà reçu l’autorisation de rester en Allemagne, l’enjeu porte donc sur leur intégration sociale. Je voudrais partager avec vous l’accompagnement bienveillant, progressif et émancipatoire qui caractérise la vie du Centre et qui m’a profondément marqué.
On imagine bien la détresse des réfugiés lorsqu’ils arrivent en Europe. Pour eux, tout est à reconstruire à partir de rien. Or, pour qu’une graine puisse germer, il faut qu’elle soit plantée sur un terreau prédisposé. C’est sans doute dans cette perspective que les différents niveaux politiques de Berlin (local, régional et fédéral) ont allié leurs forces et créé ce fameux centre d’accueil.
C’est l’ancienne mairie du district de Tempelhof qui a été sélectionnée pour héberger le Centre. Elle était délaissée depuis la fusion des secteurs de Tempelhof et de Schöneberg en un unique arrondissement, en 2001. Les 4 étages nécessitaient des travaux de réfection, d’autant que l’imposant bâtiment administratif n’avait pas pour vocation initiale d’offrir un hébergement à des personnes en situation d’urgence. Même pendant les périodes de travaux, l’ancienne mairie a continué d’accueillir des réfugiés.
Les anciens bureaux ont ainsi été transformés en pièces de vie. Parmi celles que j’ai pu voir, l’une propose du matériel à langer et est affectée aux conseils et aux soins pour les femmes enceintes et les jeunes mères. D’autres sont devenues des salles de jeux pour les enfants, avec des gammes de jouets adaptés pour tous les âges jusqu’à 10 ans. Un très grand bureau est devenu salle de classe et un petit salon a été créé à chaque étage pour que chacun puisse quitter sa chambre, lire, discuter, etc. Si la cage d’escalier ne se défait pas tout à fait de sa froideur administrative, l’ambition de recréer des espaces conviviaux et humanisés, une sorte de refuge, de « chez-soi », est bien là. D’autant que des biens du quotidien comme du dentifrice, du papier toilette ou encore des cotons tiges sont donnés gratuitement aux pensionnaires. Arrivées sans rien ou presque, déboussolées dans un environnement étranger possédant ses propres codes, les femmes accueillies dans le Centre ont une place qui les attend. Elles reçoivent le nécessaire indispensable et la chaleur bienveillante de personnes qui ne les rejettent pas ni ne les considèrent comme des dossiers administratifs anonymisés, mais au contraire les accueillent dans leur humanité.
De nouveaux services ont été créés et mis à la disposition des pensionnaires, mais aussi des Berlinois : recrutement d’une équipe de sages-femmes (alors qu’elles sont en pénurie chronique à Berlin), construction d’autres logements d’accueil qui peuvent héberger des personnes sans abri, création prochaine d’une crèche mixte avec des petits Berlinois et des enfants du Centre… Ces traitements délibérément égalitaires entre Berlinois et réfugiés préparent l’intégration des migrants et permettent de lutter contre le sentiment de jalousie vis-à-vis des moyens investis pour les étrangers.
C’est dans cet environnement que les réfugiées sont invitées à démarrer une nouvelle vie, avec une réelle forme de rupture. Il nous été demandé en préambule à la visite de ne pas leur poser de question sur ce qu’il s’est passé avant leur arrivée au Centre. Sans doute faut-il marquer la fin d’un temps pour pouvoir en commencer un autre, repartir d’une page blanche, sans trop souffrir des lourdeurs d’un passé funeste.
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Dès le départ, toutes les nationalités ont été accueillies et mélangées dans le centre, afin de favoriser l’approche multiculturelle promue par les Allemands (le seul critère d’exception concernant les populations LGTB).Une Ivoirienne m’a témoigné que les conflits entre les pensionnaires naissent souvent de leur différence de couleur de peau. L’incapacité de comprendre le langage de l’autre est un facteur risquant d’aggraver les conflits lorsqu’ils surviennent. Alors le centre a choisi des agents de sécurité parlant l’allemand mais aussi une des langues des réfugiés, en particulier l’arabe ou le farci. Ils aident ainsi à établir un lien entre les pensionnaires et à maintenir la sérénité du centre, en attendant que l’allemand puisse devenir la langue de médiation. Le sentiment de sécurité devient le plus fort.
Ainsi, le tout premier apprentissage dans le centre est celui de la diversité, de la tolérance et du respect des autres, les agents de sécurité ayant la lourde responsabilité de garder l’harmonie du lieu. Aux réfugiés de dompter leur frustration, développer leurs sens et comprendre le monde qui les entoure pour pouvoir ensuite s’y construire. Accepter l’autre, le respecter sans même le comprendre, c’est la première épreuve des nouveaux arrivants.
Dans leur démarche d’appréhension de leur nouvel environnement, les règles qui régissent la vie en communauté constituent la première clé de compréhension. Le centre d’accueil est doté d’un règlement intérieur décliné sur trois axes. Le premier concerne la politesse : se saluer, se traiter avec respect, se sourire même si on ne parle pas la même langue. Le deuxième porte sur le respect : honnêteté, soutien mutuel et entraide, confiance. L’accent est mis sur le respect du calme du lieu et sur la tranquillité des autres habitants, en particulier la nuit. Enfin, le troisième axe concerne la propreté, en particulier la consigne de ne pas utiliser les douches comme toilettes ou poubelle : l’usage des toilettes n’est pas universel !
Il faut noter que les phrases sont toujours exprimées sous forme active et sans tournure négative, à l’exception de quelques points intitulés « ce que nous ne voulons pas ». En plus du vol, il y est mentionné le mensonge, le dédain et la médisance, ainsi que la discrimination. En résumé, le Centre promeut l’incitation à la bienveillance, à la fraternité et à la solidarité, tout en dénonçant les principaux travers humains qui pourraient menacer cette dynamique vertueuse.
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C’est dans cet univers protecteur que les réfugiés vont pouvoir travailler à leur reconstruction, à commencer par les plus jeunes. Les enfants sont invités à réaliser des projets d’arts, pliages de couleurs et panneaux de bois peint. Leurs œuvres sont ensuite fixées aux murs et à la balustrade du grand escalier central. Expression de soi et appropriation des espaces, avec un certain foisonnement créatif, cette démarche encourage les réfugiées à s’ouvrir à nouveau sur le monde plutôt qu’à rester recroquevillés sur eux-mêmes.
À partir de 6 ans, les enfants comme els adultes sont scolarisés. L’apprentissage de l’Allemand est la priorité. L’instruction, délivrée par des enseignants comme des bénévoles, est dispensé dans la fameuse salle de classe située dans le centre. La proximité immédiate des chambres et des autres commodités offre une souplesse indispensable aux réfugiées qui sont accompagnées d’enfants en bas âge. À côté des leçons, chaque pensionnaire dispose également d’un petit budget pour de menus achats et doit apprendre à le gérer.
L’émancipation est d’abord individuelle mais aussi collective. Un an après la création du Centre, un Comité des habitants a été institué. Cette instance initialement oubliée joue un double rôle. Elle permet d’une part de faire discuter les habitants entre eux et de régler les petits conflits avant qu’ils n’enflent, par exemple sur les enjeux d’hygiène. Une première instance de justice conciliatrice, en quelque sorte. D’autre part, le comité constitue un élément d’appréhension de la vie démocratique, un outil de responsabilisation de chacun au sein du fonctionnement du groupe. C’est ce Comité des habitants qui a par exemple demandé la création d’une cuisine, alternative pour ceux qui ne supporteraient pas le menu prévu par la cantine et semble-t-il bien utile pendant le ramadan. Bref, le Centre ne met pas de côté la question de l’organisation de la vie en société.
Pour terminer, les résidents construisent leur projet personnel, résumés par eux ainsi : scolarisation, apprentissage puis emploi, par exemple dans la couture ou encore la cuisine (30% des 100 000 réfugiés arrivés à Berlin depuis 2012 seraient parti travailler dans la restauration). Les réfugiés nous ont vraiment tressé les louanges du travail, le plus puissant levier d’intégration et d’épanouissement personnel.
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Ce voyage de quelques heures dans le Centre m’a propulsé aux antipodes de l’esprit pesant qui règne en France. J’y ai redécouvert des pratiques d’accueil, d’ouverture et de partage respectueuses, solidaires et fraternelles pour accompagner ceux qui sont à la dérive. Ce n’est pas un hasard si les enfants que j’ai croisés dans le centre souriaient.
La philosophie du Centre s’inscrit dans la politique multiculturaliste de l’Allemagne, décrit un temps par Angela Merkel ainsi : « nous vivons côte à côte et nous nous en réjouissons ». En France, la situation est un peu différence car nous avons fondé notre modèle sur l’universalisme et la laïcité. Nous pourrions résumer cela en disant que ce que nous avons en commun est d’une importance supérieure à ce qui nous distingue et nous sépare. Est-ce que le Centre porte ce principe et y fait adhérer ses pensionnaires ? Je n’en suis pas sûr et une réflexion supplémentaire serait sans doute nécessaire pour trouver des pistes menant à cet idéal. La réflexion est d’autant plus la bienvenue que Paris tente à son tour l’expérience : un centre d’accueil a été créé le 16 septembre 2018 dans une ancienne caserne de gendarmerie du 16e arrondissement, grâce à un partenariat entre l’État, la Ville et l’association Aurore. Adaptation des locaux, mélange de pensionnaires de différentes origines, gardiens polyglottes, cours de français… les similitudes avec l’expérience de Berlin sont nombreuses.
Clément D.......
En guise de morale, je voudrais évoquer la carte du monde plaquée au mur de la salle à langer de l’ancienne mairie de Tempelhof. Cette carte peut surprendre car le planisphère y est représenté inversé : le nord est au sud et le sud est au nord. Son titre est riche d’enseignements : Perspektiven Wechseln ! – Changeons de perspectives !