Prendre sa part de la misère du monde

Ce travail que je vous livre est une tentative qui pour le moment n’est pas très concluante….sans doute parce que le sujet est trop vaste, trop ambitieux…. pour mes capacités à en rendre compte mais vous participerez à ma réflexion et ensemble, nous pourrons essayer de nous faire une idée.

Vous ne devez évidemment pas voir dans l’énoncé, une affirmation, une prise de position définitive…il s’agit plutôt pour moi d’une interrogation.

« Prendre sa part de la misère du monde » est le titre d’un essai d’Yves Cusset paru en 2010 dont le sous-titre est « pour une philosophie politique de l’accueil ». L’accueil dont il s’agit c’est l’accueil des étrangers…vaste programme ! En effet ce titre est emprunté à cette phrase prononcée par Michel Rocard que nous avons tous entendue, «  nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, mais nous devons fidèlement y prendre notre part ». Il se trouve que cette phrase est le plus souvent amputée de sa seconde partie, notamment dans le discours politique ambiant. L’essai d’Yves Cusset porte donc sur la question philosophique de la politique d’accueil de l’étranger, des étrangers et constitue une réflexion critique sur la manière dont elle est conduite dans notre pays et en Europe.

Assez sensibilisée de par mon activité professionnelle aux questions de droit d’asile et de droit des étrangers et, par ailleurs citoyenne, qui essaie de se tenir informée, j’ai souvent repensé à cette phrase, tellement galvaudée dans sa première partie, tout au moins, par de nombreux « responsables politiques », qui s’en servent à tout bout de champ pour expliquer en substance, que certes, en France, nous faisons des efforts pour accueillir les étrangers mais que surtout Ils (je veux dire les responsables politiques) font tout ce qu’il faut pour maintenir les étrangers qui voudraient nous envahir, à distance de notre territoire et de surtout les empêcher de venir s’installer chez nous.

Ce discours est plutôt fréquent, aucun responsable politique « responsable » n’ira dire qu’il faut ouvrir les frontières à tous ceux qui se présentent. Ce genre de discours pro accueil est plutôt préempté par les associations, les militants « tiers-mondistes » et sert d’épouvantail aux partis nationalistes voire xénophobes.

Simple rappel : officiellement l’immigration en France a cessé depuis 1974, au sens où nous n’allons plus chercher des travailleurs étrangers, surtout, dans les pays situés de l’autre côté de la Méditerranée. Mais depuis 1974, nous avons autorisé le regroupement familial du fait de la ratification du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des libertés et des droits de l’homme, ce qui a pour conséquence environ 200 000 entrées par an sur le territoire national, mais presque autant de sorties aussi.

En tout état de cause, la France a ratifié la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et apatrides.

Autant dire les choses simplement, je suis toujours effarée des discours concernant les étrangers dans notre pays tant l’amalgame est la règle, qu’il soit le fait de partis politiques plus ou moins bien intentionnés, des médias, du gouvernement dans sa communication officielle etc. : il y a très souvent des confusions dans l’utilisation des termes pour désigner les différentes situations, ainsi sont confondues les personnes résidant en France régulièrement, les migrants qui transitent, les demandeurs d’asile, les clandestins, ceux qui ont été déboutés du droit d’asile et ne veulent plus repartir, ceux qui n’ont pas cherché à régulariser leur situation, les réfugiés…quand on ne les confond pas avec les « français de 2ème ou 3ème génération » ou « jeunes issus de l’immigration », toujours suspectés de n’être pas des Français. Tout cela sous-tend une idée que le territoire national est menacé et qu’il convient de bien s’assurer de verrouiller ce qui peut l’être, même si avec le principe de libre circulation et l’espace Schengen cela devient assez compliqué.

J’avais donc, forte de ce constat, formé initialement le projet d’essayer de faire le point, d’une part, sur ce que recouvre le droit d’asile, institué par la convention de Genève en 1951 et d’autre part, bien différencier cette question de droit international de la question de l’immigration, qui est aussi une question de droit mais surtout de politique, dans le but de vous éclairer sur ces questions assez techniques très souvent mal traitées tant par les hommes politiques que par les médias. J’avais l’ambition aussi de vous dresser un tableau de la réalité du doit d’asile tel qu’il est pratiqué en France et du processus mis en œuvre pour accorder ou refuser le statut de réfugié à un demandeur…dans une perspective à la fois humaniste et critique…

A travers cette mise en forme du désordre conceptuel, je pensais pouvoir aborder, de manière bien modeste la question de la part qu’il convient à notre pays de prendre dans la misère du monde s’agissant de l’accueil des étrangers qui cherchent une protection ou une vie meilleure, une vie humaine…mais les événements récents m’ont dissuadée et m’ont amenée à rabattre mes prétentions…

Face au chaos actuel, qui se traduit entre autres par les nombreux naufrages en Méditerranée depuis plus de trois ans et des centaines de milliers de personnes sur les routes, et la passivité pendant de nombreux mois des pays de l’UE face à la charge supportée par la Grèce, Malte et l’Italie, l’Allemagne et la Suède aujourd’hui… face au cynisme ambiant mais aussi, bien sûr, face aux événements d’une ampleur inédite depuis la seconde guerre mondiale, liés à la guerre en Syrie, à l’explosion de l’Irak en tant qu’Etat, à la dissolution de ce qui faisait office d’Etat en Lybie, à l’émergence de ce que l’on nomme de manière erronée « l’Etat islamique » et que je préfère désigner par l’acronyme Daesh et face aux exactions contre des populations civiles dans ces zones de guerre, qui ont eu pour conséquence la fuite de millions de personnes de ces contrées, que dire ?

Que dire aussi de ce que l’on nomme « crise des migrants », terme totalement inapproprié à la situation, à mon avis, mais aussi les prises de positions terribles de certains Etats de l’UE, les discours extrêmes entendus un peu partout ? Tout cela ensemble m’a fait renoncer à cette tâche que je considère comme trop immense pour être présentée ici dans l’état actuel des événements.

Je ne suis ni diplomate, ni chercheur, ni une personnalité qualifiée pour parler avec pertinence de cette déflagration gigantesque dont on ne mesure pas encore l’ampleur et qui peut contribuer à faire exploser le cadre européen tel que nous le connaissons.

Néanmoins une chose est aisément constatable par tous, que l’on soit simple spectateur ou connaisseur des arcanes des relations internationales : les guerres ont toujours eu pour conséquence des fuites massives de populations et des difficultés titanesques pour survivre pour les personnes déplacées, ce qui se passe aujourd’hui n’échappe pas à la règle. Les faits dans toute leur brutalité et leur ampleur sont difficilement appréhendés et traités comme il le faudrait. Le droit est toujours en retard sur les faits. En attendant, il faut faire.

Je n’ai donc aucune compétence particulière pour évoquer avec vous la situation internationale actuelle, ce qu’il faudrait faire : accueillir, ouvrir, fermer les frontières, ne pas accueillir, faire le distinguo entre les populations qui fuient les guerres, les « vrais » réfugiés potentiels et les autres, les « faux » autrement dit les migrants « économiques », ceux qui fuient des sociétés dans lesquelles il n’y a pas forcément la guerre mais où la violence est patente, violence économique, ethnique, et où l’espoir de changer les choses pour une vie meilleure, nul, les discours d’exclusion entendus çà et là etc. et rien que l’évocation de ces problématiques m’épuise d’avance.

Même si dans mon métier, je m’efforce de trancher de telles questions quand j’en suis saisie, dans le cadre qui m’est donné, celui du contrôle juridictionnel que j’exerce en tant que juge de l’asile : la personne relève-t-elle ou non de la protection conventionnelle de la convention de Genève ? Est-elle menacée personnellement pour des motifs politiques, religieux, ethniques ou pour l’appartenance à un groupe social particulier et ne peut escompter la protection de son pays d’origine ? Cela n’a pas grand-chose à voir avec le maniement des grands concepts, c’est de l’application d’un accord international que notre pays a ratifié démocratiquement. Il n’est pas question d’idées abstraites, de concepts, mais question de droit : la personne qui est là devant le juge remplit elle les conditions ou en tout cas parvient-elle à établir qu’elle remplit les conditions pour être reconnue réfugiée ?

J’ai quand même continué à réfléchir sur le sens de la phrase « nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde mais y prendre notre part», et me suis dit que, bien sûr, la question cruciale dans l’accueil de ce que l’on nomme «  misère du monde » c'est-à-dire des personnes humaines, est essentiellement liée au déséquilibre nord/sud, pays riches/pays pauvres, à la corruption et captation des biens par ceux qui s’emparent du pouvoir en vue de se servir, de s’en servir mais surtout de ne pas servir leur peuple, à l’absence de démocratie, à l’expression mondialisée de la domination du néo libéralisme et de la technique, et parmi ces problématiques, la question du développement des pays africains est très sensible, puisque de nombreux Africains tentent de venir travailler en Europe par tous les moyens. Aux Etats unis, ce sont les Mexicains qui tentent de franchir la frontière. Tous aspirent à une vie digne, qu’il n’est pas possible d’avoir chez eux compte tenu des structures sociales, économiques et politiques existantes. Ces problématiques nous emmènent bien loin aussi…

Je suis aussi régulièrement amenée à trancher des litiges nés du refus de l’autorité publique d’accorder un titre de séjour à telle ou telle personne et là, aussi, il faut appliquer les textes contenus dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et la jurisprudence en fonction de chaque situation individuelle : là aussi, si la personne remplit les conditions prévues par les textes pour voir sa situation régularisée, et qu’un refus lui a été opposé illégalement, la décision est annulée et il est enjoint à l’Etat de délivrer un titre de séjour… rien à voir là non plus avec les grands concepts.

Devant tant de difficultés qui reflètent bien le moment de l’histoire dans lequel nous sommes, et dans l’incapacité de rendre compte de la manière acceptable de prendre sa part dans le soulagement de cette misère du monde qui nous saute à la figure de tous côtés, sans renoncer pour autant, je me suis rabattue sur la notion « d’accueil », qui ne recouvre pas la seule notion d’accueil des étrangers demandeurs d’asile sur le territoire national ou dans l’espace européen mais qui est bien plus vaste. J’emploie le terme « accueil » dans le sens d’accepter l’Autre et de faire en sorte qu’il ait sa place….écho du « prenez place mes amis ».

Ce devoir d’accueil du frère en humanité qu’est l’Autre est une notion aussi ancienne que les civilisations, car depuis que les humains se rencontrent, ils s’accordent l’hospitalité.

Accueillir l’étranger est un devoir sacré : je vous cite un extrait de l’article « hospitalité » de l’encyclopédie Universalis :

« Dans le monde antique, à l'origine, lorsque l'individu est encore peu protégé par les lois, l'hospitalité est un devoir fondamental et sacré.

En Grèce, l'étranger qui demande asile est toujours accueilli comme un envoyé des dieux, sinon comme une divinité en personne.

Les poèmes homériques font de fréquentes allusions à l'hospitalité. On est tenu de donner un repas à l'hôte, de le faire asseoir devant le foyer, de lui fournir une couche.

À mesure que le droit public se développe, l'hospitalité entre dans les lois de la cité grecque.

On reçoit les exilés d'une autre ville ; on accueille les étrangers venus pour les fêtes religieuses ou bien les membres d'une colonie qui a gardé des liens avec la métropole qui l'a fondée. (…)

L'établissement des relations internationales étend la notion d'hospitalité aux étrangers d'outre-mer, qu'ils soient commerçants, ambassadeurs ou diplomates.

Ceux-ci sont protégés par des lois spéciales et possèdent leurs propres tribunaux et magistrats.

À Rome la pratique de l'hospitalité n'est guère différente de celle qui existe en Grèce, mais elle revêt un caractère plus officiel et plus juridique.

En accueillant son hôte, le Romain lui remet la moitié d'un objet, généralement une tête de poisson ou une tête de bélier en terre cuite, et garde l'autre moitié.

Ainsi sont scellés par ce geste et par ce symbole un pacte et l'attachement de deux personnes. Sur ces objets sont gravés les noms des contractants. L'hospitalité publique est aussi régie par des conventions internationales, des traités d'amitié ou d'alliance qui ont pour objet de sauvegarder la liberté et les biens des étrangers à Rome »

On retrouve aussi bien sûr cette hospitalité devoir sacré dans les textes bibliques où l’hospitalité est une nécessité pour la survie ; et puisque cette nécessité concerne tout le monde à titre égal, n’importe quel invité a droit à cette hospitalité de la part de tout hôte. L’invité, une fois accueilli par l’hôte, est sacré, et doit être protégé de tout danger même au détriment de la vie des membres de la famille.

Dès le livre de la Genèse, Abraham qui avait du quitter son pays, pour aller vers une terre qu'il ne connaissait pas, accueille à son tour sous sa tente, les trois voyageurs, qui sont les anges ambassadeurs de l’Éternel voire l’Éternel lui même…

Il en est de même pour les chrétiens dans les Évangiles et pour les musulmans dans le Coran et sans doute dans bien d’autres cultures : dans de nombreux passages la Bible, qui rappelle quele peuple de Dieu a toujours été un peuple de migrants, se fait l'écho de cette loi de Dieu prescrite à Moïse et à tout Israël :« Tu n'opprimeras pas l'émigré ; vous connaissez vous-même la vie de l'émigré, car vous avez été émigrés au pays d'Egypte » (Exode 23,9 ; cf. 22,20). Et l'Évangile commence par la fuite des parents de Jésus, qui doivent quitter précipitamment Bethléem pour mettre l'enfant à l'abri, et vont se réfugier en Egypte (Matthieu chap. 2,13-15).

L’hospitalité accordée à l’étranger est une des manifestations les plus anciennes du comportement social humain, l’un des fondements de l’humanité. Si la notion a pu changer au cours des âges, on voit toujours bien ce qu’elle recouvre.

L’accueil, c’est l’ouverture vers cet Autre qui en a besoin, qu’il s’agisse de se reposer, de manger, de se protéger des intempéries.

Et, compte tenu de ce que j’ai développé au début de ce travail, c’est que in fine, pour exprimer ce qu’il convient de faire en vue d’apporter une aide à un humain en difficulté, celui qui éprouve la misère du monde, c’est ce que l’on peut faire ici et maintenant :

Car je ne vous apprends rien en vous disant que la misère du monde n’est pas seulement à l’extérieur des frontières de l’Europe ou de la France, elle est ici à proximité et revêt des aspects multiples : pauvreté, chômage, mal logement, illettrisme, violences familiales etc. dans un pays comme le nôtre, avec un Etat encore relativement organisé et avec encore quelques moyens, ce sont les travailleurs sociaux et les bénévoles des associations qui s’y collent. Il est bien aisé de se décharger de cette tâche si lourde et ingrate en se disant que l’on paie ses impôts, que l’on donne aux associations caritatives. Mais nous voyons bien aussi que ces questions ne reçoivent pas toujours une réponse adaptée des pouvoirs publics qui n’en peuvent mais… du moins c’est ce que nous entendons.

Je ne suis pas naïve, ni rêveuse, mais en tant qu’humaniste, je crois profondément que la fraternité ne concerne pas que notre famille, que la solidarité ne vise pas seulement les amis, mais que la mise en œuvre concrète de nos engagements, notamment celui de fraternité et solidarité doivent nous amener à prendre notre part dans la misère du monde. La voie que nous choisissons, pour élever notre degré de conscience et notre humanité, ne revêt pas qu’un aspect spirituel, même s’il est essentiel et premier, il nous fait un devoir d’être un humain responsable vis-à-vis de ses frères et sœurs en l’humanité.

Selon moi ce devoir se traduit par « agir à son échelle », retrousser les manches et donner, à un moment de sa vie, un peu de son temps, de son attention, dans un cadre associatif comme bénévole, ou dans un cadre de voisinage, pour apporter quelque chose de soi à l’Autre, son frère en humanité, celui qui a besoin qu’on l’aide. Et parmi ces frères en humanité, figurent aussi les étrangers…

Qu’il s’agisse d’aider des enfants défavorisés à faire leurs devoirs, de proposer son aide à l’écriture de courriers administratifs, d’aide à effectuer des démarches, d’ateliers de lectures, etc. les formes sont diverses ; il peut s’agir aussi d’aller visiter les malades, les prisonniers… toute démarche concrète qui lie me parait nettement plus opérative, et j’avoue de pas croire aux discours, aux postures, à l’Humanisme proclamé et à la bonne conscience non suivis d’actes concrets.

Si je ne suis pas toujours en accord avec certains bénévoles qui assistent totalement les personnes auxquelles ils viennent en aide qu’ils les transforment en êtres dépendants au long cours, pas plus que je ne suis convaincue par les militants de causes politiques qui instrumentalisent les bénéficiaires de leur aide, mais cette question reste intiment liée à l’égale dignité humaine que l’on reconnait à l’autre. Avec les outils qui sont les nôtres, la mesure notamment, nous pouvons éviter ces attitudes qui ne respectent pas la dignité des personnes que nous accompagnons pendant un temps… Prendre sa part c’est aussi cela.

Aux termes de cette évocation en creux, je crains de ne pas vous avoir éclairé beaucoup sur ce que prendre sa part de la misère du monde peut signifier si l’on se place du côté des Etats, entités dont on a bien du mal à comprendre les contours, mais que cela peut avoir un sens concret à titre personnel, humain ….je pense cependant que les pistes de réflexions sont là malgré tout, plutôt que de beaux discours, des actes !

Marianne F.

« Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, mais nous devons fidèlement y prendre notre part »

J’ai lu avec une grande attention ce travail car, l’actualité fracassante que nous vivons depuis le début de l’année avec force d’images et de commentaires journalistiques nous émeut, c’est bien naturel, mais aussi parce que je suis « une militante associative », probablement pas  « tiers-mondiste » mais sensible à l’Autre, à son existence, son devenir, dans des frontières géographiquement éloignées de nos us et coutumes européens. Séduite par la culture de l’Étranger – merci Camus !  - son éducation, sa philosophie, différente de la mienne. J’amoncelle en cette année 2015, les vingt et un an d’adhésion au groupe local d’Amnesty international de ma commune, dont je suis membre fidèle, mais avec des périodes de pause, d’interruption. Car il faut se l’avouer, le travail de sensibilisation, de prise en main de dossiers difficiles est psychologiquement épuisant, et les problèmes auxquels nous sommes confrontés en 2015 ne sont pas nouveaux.  Nous en prenons davantage conscience grâce à la nouvelle ère technologique où l’information circule et fait le tour de la terre en quelques minutes, et c’est une bonne chose me semble-t-il, que d’être confronté en temps quasi réel aux événements géopolitiques, économiques, qui se produisent en toute contrée. Car les hommes sont désormais unis, et voyagent, circulent, de plus en plus vite, cette circulation devenant source de cauchemar pour les partisans  d’un monde géographiquement cloisonné, où les individus devraient naitre et mourir, selon une place prédéterminée.

Il se trouve que dans mon groupe associatif, j’ai deux bénévoles, deux amis, l’une qui consacre toute sont énergie à l’accueil des demandeurs d’asiles, l’autre aux réfugiés ressortissants Syriens, phénomène conséquent au printemps arabe en 2011 ayant conduit à la guerre civile contre le président Bachar-el-Assad et aux millions de déplacés que nous connaissons depuis quelques mois.

En ce qui concerne les demandeurs d’asile, je voudrais apporter certaines rectifications. Notre réseau de bénévoles va chercher les demandeurs au pied des gares, en tête de la motrice, un panneau à la main. Nous n’avons pas vocation à rendre dépendants les demandeurs, critique souvent avancée par ceux qui ne connaissent pas le rôle exact des bénévoles associatifs, mais à les assister du mieux que nous le pouvons. Et d’ailleurs, si nous ne le faisions pas, qui le ferait à notre place ? Les demandeurs d’asile nous arrivent par toutes les gares parisiennes, depuis les C.A.D.A – les centres d’accueil des demandeurs d’asile – pour une audience près l’O.F.F.P.R.A – Office français de Protection des réfugiés et apatrides – et pour certains, un recours près la C.N.D.A. Notre rôle est de les rassurer, les orienter géographiquement et les conduire à leur lieu de rendez-vous, d’audience.  Certains sont analphabètes, beaucoup sont des femmes accompagnées de jeunes enfants, que nous devons garder durant l’audience. Il nous appartient ensuite de les reconduire vers une gare, ou une station de métro, au détour parfois d’un café, un instant d’humanité volé au calendrier de la demande, entre deux gares. La procédure bien souvent, n’aboutira pas.  L’épreuve oratoire a pu être très difficile car il leur aura fallu « raconter », les menaces, la torture,  voire le viol, pour certains. Voilà, pour l’accompagnement des demandeurs d’asiles il s’agit ici de rapports humains concrets, bien souvent très éloignés de la caricature journalistique que l’on nous déverse à longueur d’antenne.

Concernant mon ami Michel qui gère l’association REVIVRE, il est actif sur le terrain, en France mais pas seulement, il a des contacts dans le monde entier. Dans les squares parisiens, il s’occupe de  dresser des tentes, de trouver des médecins (MSF, Croix-Rouge) pour soigner les enfants ou les blessés de guerre, ou de trouver aussi des hébergements, aussi chez des particuliers, quand cela est possible. Une chaine de mails est alors mise en place, et ceux disponibles ou possédant un peu de place n’hésitent pas à secourir le temps d’une nuit, de quelques jours, d’un week-end. Il ne s’agit pas encore une fois de les rendre dépendants, ces hommes et ces femmes qui sont dans le besoin, mais de leur offrir de quoi se vêtir, manger, et se soigner, au moins provisoirement. Car bien entendu, ils retournent ensuite à leur quotidien, conjugaison de drames et d’espérance.

Il faut en venir à la théorie de l’amalgame : le migrant économique est volontairement assimilé ces derniers temps au demandeur d’asile, car derrière l’esprit de migration, il y a en filigrane le « projet » d’une installation dans un nouveau pays, et ce projet effraie les conservateurs. Le demandeur d’asile est un homme en recherche d’humanité. Il essaie de sauver sa peau, sa famille, et trouver un endroit tranquille pour y vivre paisiblement et construire son avenir. Ce n’est pas une colonisation indue, opportuniste, c’est l’espérance de saisir à bout de bras un droit fondamental, celui des conventions internationales qui revendiquent et portent aux nues le droit à la vie et à la protection. Les Conventions de Genève ont un objectif bien ciblé, et ne concernent que les États qui connaissent la guerre. Il ne s’agit pas pour nous, européens, d’accueillir des milliers « de migrants » qui se précipitent chez nous, tels des colonies d’oiseaux. Réfléchissons, les mots ont un sens, et l’on veut nous faire croire à une « invasion ».  Or j’en viens aux chiffres : la France n’a pas bonne presse. Les demandeurs d’asile évitent la France. Les chiffres le montrent : la procédure du droit d’asile récemment réformée – Juillet 2015 NDR - écourtera le délai d’en moyenne deux ans, et encore faut-il l’espérer, mais le nombre de demandes a fléchi en France en 2014, et n’augmentera pas plus en cette fin d’année 2015. L’Allemagne, elle, attend 800 000 demandeurs, tandis que la France ne devrait pas dépasser les 60 000. Les arguments : nos délais d’instruction administratifs, forts longs et une procédure quelques peu compliquée, la laïcité aussi, frein manifeste pour beaucoup de musulmans, enfin la langue, la plupart des demandeurs étant anglophones lorsqu’ils sont bilingues.

Je n’ai pas plus de réponse que nous tous à l’inquiétude qui grandit en nos contrées : tout juste puis-je me rassurer, car les quotas mis en place par nos instances européennes sont ridicules. Dur labeur que celui du juge d’asile : le magistrat doit instruire, décider, trancher en son âme et conscience, mais aussi en application des directives administratives lesquelles, parfois, ne laissent pas de place à l’humanisme. Cette obligation qui incombe à nos juges est très lourde psychologiquement à porter.

Je reviens un court instant sur le titre du travail présenté : « prendre sa part de la misère du monde », comme le disait M. Rocard, n’y a-t-il pas dans cette première partie de titre, une interprétation déjà biaisée : ce n’est évidemment pas la misère qu’il faut accueillir, cette compagne que nous méprisons et qui nous effraie tant elle peut devenir familière, mais des hommes et des femmes, dans leur humanité, leur richesse de culture, leur éducation différente de la notre. L’idée est de leur offrir une stabilité de vie, un accueil propice à leur émancipation civique et intellectuelle. Un terreau, dont ils seront d’ailleurs nécessairement redevables. On nous parle de chaos, de retard du droit : c’est vrai.  Il ne faut pas pour autant baisser les bras et aller de l’avant. Nous avons un rôle moteur dans l’acceptation de l’Autre, il nous faut nous convaincre que l’Autre parce que différent, n’est pas un Ennemi. Notre rituel et nos fondamentaux nous y aident. A nous d’aider les profanes, aussi. Et en tant que juristes, nous pouvons aussi être moteurs sur les avancées législatives. Je ne cesse pour ma part d’enquiquiner le maire de ma commune ou les députés de l’Assemblée Nationale à force de lettres et parfois, cela porte ses fruits. C’est alors une victoire, bien entendu collective.

Un exemple pour finir cette réflexion, l’image de mon parcours familial : un grand-père paternel arménien qui s’échappa de la Turquie en 1917 pour rejoindre l’armée anglaise, victorieuse, et décida alors de rejoindre le territoire français.  Naturalisé en 1921, suite à sa médaille de guerre pour services rendus à la patrie, il décide de monter son entreprise de photogravure et épouse une française, dans le quartier de Montmartre. Le reste de ma famille a quitté à cette même époque l’Arménie ou la Turquie pour rejoindre notre diaspora réfugiée à Boston, dans le Massachussetts. Ils sont aujourd’hui, cousins et cousines, procureurs, magistrats, avocats. Il est donc possible de réussir, partout, même quand l’émigration est résultante d’une guerre, d’un génocide en l’espèce. Ce n’est pas être utopiste que de le dire, c’est avoir conscience que, parce que le terreau est stable, l’être humain peut s’épanouir et réussir. Mais il faut que la terre d’accueil soit favorable,  que la volonté politique d’intégration existe.   J’ai lu que que le cadre européen pourrait exploser ces prochains mois. C’est possible. L’humanité est en perpétuelle adaptation, c’est la contrainte darwinienne, les fameux sauts de rupture, il ne faut pas en avoir peur. Notre espèce est vivante, le monde est vivant. L’humanité a connu et connaitra prochainement de grands bouleversements climatiques, elle a vécu des guerres,  et depuis presque 4 millions d’années, l’humain est toujours de ce monde. Gardons au cœur et en tête que notre devenir sera celui que nous voudrons, et que l’Union fait notre force. Ignorer l’autre parce qu’il est différent et fermer les frontières n’est assurément pas la solution.

Encore une remarque sur la misère que nous dénonçons en France, car il faut nous apprendre à la relativiser. Le sans domicile fixe qui vit dans une grande ville française est en mesure de se vêtir, se soigner, et de vivre. Beaucoup d’humains qui naissent dans des territoires en guerre ou économiquement secoués n’ont pas cette chance : espérance de vie ridicule, maladies mutilantes, repas trop rares et conditions de vie médiocre.   Terreau des associations, des bénévoles de « rue », comme on nous appelle, la misère n’est pas venderesse : il serait grand temps que l’État prenne sa part de responsabilité autrement que par le biais de ses interventions régaliennes – Éducation – Politique - défense militaire. Car l’État, c’est nous. Ouvrons-donc nos frontières, et accueillons nos frères en humanité.  

Claire BES

PISTES DE REFLEXION  (suite à l'exposé "Prendre sa part de la misère du monde").

Cet exposé ouvre plusieurs pistes de réflexion :

En premier  lieu, face à une situation qui par son ampleur nous sidère, en faire une analyse aussi lucide que possible, en recherchant quelles en sont les causes véritables, et donc d'envisager de quel ordre pourraient être nos moyens d'action tant collectifs qu'individuels.

La deuxième piste  consiste à mesurer la part dévolue à l'Etat, aux Etats, et celle  qui devrait être celle des individus, en tant que citoyens,  notamment dans le cadre d'actions humanitaires.

Pour cela il importe de s'informer précisément de ce que disent les textes juridiques nationaux, les traités, les conventions  d'ordre international, afin de se garder  de tout amalgame ("réfugiés"/"demandeurs d'asile"/"migrants économiques") dans la description, la perception, l'analyse  de l'événement et tout particulièrement par les médias.

 La troisième piste est  la constance de  la problématique  éthique plus particulièrement dans le bénévolat, entre la notion de devoir impératif face à une situation qui nous émeut, mais qui semble nous dépasser aussi, et l'engagement dans l'action. Certes,  celui qui reçoit de l'aide se voit reconnaître sa dignité d'homme, celui qui aide exprime toute sa dignité en agissant dans l'urgence,  tout en restant néanmoins  conscient des limites du bénévolat.

Enfin la dernière piste est celle de l'interrogation sur la notion même d'hospitalité : celle-ci implique-t-elle le caractère provisoire ? L'hospitalité, a-t-elle d'autres finalités ? D'où l'importance d'un débat tant sur la qualité de l'accueil lui-même, que d'envisager les suites à plus long terme, lequel  suppose de se donner les moyens d'intégrer  nos "hôtes"  sans les considérer de façon péjorative, mais plutôt comme un atout supplémentaire pour la terre d'accueil.

Ces  pistes nous invitent, en  quelque sorte, à la rencontre du cœur et de la raison.

France CHAIS

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