Neurosciences et Liberté

L’homme moderne occidental, celui des Lumières, inaugure une nouvelle façon de penser la société et l’homme. La démocratie, porteuse de libertés, est issue de ces réflexions. Mais, dès le début de cette révolution, naît un courant contestataire qui revêt des formes diverses, mais qui nie la liberté humaine. Les neurosciences, qui étudient le cerveau humain de façon nouvelle, utilisant des moyens techniques modernes, apportent un éclairage nouveau sur ce débat. Ne sont-elles pas, cependant génératrices d'éventuels dangers?

Nos libertés

La notion de liberté peut revêtir trois aspects : la liberté politique, la liberté individuelle,  la liberté philosophique. La première forme de la liberté est liée à la démocratie, elle est donc de nature politique. C’est la liberté du citoyen de choisir ses représentants, mais aussi de jouir  de nombreux droits, d’expression,  de culte, d’association, d’appartenir à un parti politique ou à un syndicat, de se déplacer, d’être soigné, éduqué… les seules limites apportées sont relatives à la loi, à la sécurité, et au fond, ma liberté individuelle s’arrête là où commence celle des autres. Nous sommes dans le domaine collectif, celui de la société à laquelle nous appartenons.

Mais la liberté possède aussi une  dimension individuelle. Cette conception établit une distinction entre la sphère publique, qui est celle du domaine collectif, gérée par la puissance publique, l’état, et la sphère privée, domaine des individus, qui doit échapper largement à son entreprise, dans une perspective libérale, pour mieux jouir de leur liberté. Il convient donc de délimiter le champ de chacune d’elles. C’est une question importante. Cette question, toujours actuelle doit, en démocratie, faire l’objet d’un débat public. Son issue détermine le type de société dans laquelle la collectivité souhaite vivre.

Enfin,  la   liberté humaine est une question philosophique qui, depuis les origines de la philosophie, a constamment  préoccupé les penseurs de l’humain. Le mot liberté a un sens général et peut se comprendre comme le désir ou la volonté de faire ce que l’on veut, ce qui est incompatible avec la vie commune et l’intérêt général.  L’interrogation centrale porte, en fait, sur l’autonomie de l’individu, caractérisant la volonté de l’homme moderne de penser,  de raisonner et de vouloir, à partir de lui-même, sans faire appel à une autorité transcendante extérieure à lui, d’ordre naturel,  social, religieux ou politique.

L’approche  philosophique  de la liberté

Depuis la Renaissance, les penseurs  du concept de liberté humaine, les humanistes, l’ont approfondie. Pic de la Mirandole, par exemple, lui donne une explication religieuse : la liberté est un privilège accordé à sa créature par Dieu « Père et Architecte suprême ». L’homme est créé le dernier.  Ayant placé l’homme « au milieu du monde », Dieu  lui adressa la parole, pour lui apprendre qu’il a été doté «  du pouvoir arbitral et honorifique de (se) modeler et de ( se) façonner  lui-même ». Il ajoute : « Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures,  qui sont divines ». Ainsi par sa propre volonté, en toute liberté, il peut devenir ce qu’il veut. La liberté s’accompagne donc de responsabilité.

Avec Jean-Jacques Rousseau, la liberté est aussi le propre de l’homme. Mais sa vision n’est pas liée à une transcendance. L’homme est un être libre par nature, et, en cela, il se distingue radicalement des animaux, idée qui caractérise, semble-t-il, l’humanisme moderne. Etres vivants, les animaux sont soumis à l’instinct qui dirige absolument leur vie entière. Ils ne possèdent pas de langage articulé et ils sont très éloignés des performances intellectuelles et techniques des hommes, par exemple. L’homme actuel dispose d’un cerveau, particulièrement développé. Au cours d’une longue évolution, le rameau humain d’est détaché d’un ancêtre commun avec les primates supérieurs, que sont les grands singes, « nos cousins »,  il y a plusieurs millions d’années, six ou sept peut-être.

Les animaux ne peuvent pas évoluer comme l’homme, qui est perfectible, nous dit Rousseau, « La volonté parle, quand la nature se tait ». C’est ce qui explique que l’histoire de chaque homme n’est pas fixée une fois pour toutes, mais qu’elle est culturelle. L’homme n’est pas prisonnier d’un code naturel ou historique. Il est  un être moral, responsable de ses actes, doué de raison et d’esprit critique, dans des conditions normales de vie sociale, ce qui lui permet d’accéder à l’universel. La dignité, qu’on peut lui reconnaître, réside dans cet écart important, qu’il maintient avec les animaux, avec la nature, dont il procède pourtant, et avec son histoire personnelle et collective. Ainsi s’explique le refus d’accorder une dignité aux animaux, même proches de nous sur le plan génétique. Mais la reconnaissance de leur sensibilité interdit de les faire souffrir inutilement, ce qui est devenu un délit dans le droit positif.

Le philosophe Kant, répondant à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?,   les définit  comme « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité "de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre ". On est responsable de cet état par « l’insuffisance de la résolution et du courage » de se servir de son entendement.  Et il demande à chacun « d’avoir le courage » de s’en servir : « Voilà la devise des Lumières ». Cela relève de la liberté et de la raison.

La vision de Sartre,  au XXème siècle, s’affirme  dans le texte : L’existentialisme est un humanisme : Il estime que l’homme n’est rien à sa naissance, il doit devenir humain dans une démarche personnelle. Il est donc condamné  à la liberté pour atteindre cet objectif.

Selon Sartre : « si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Ainsi, la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. »

Sartre, L'existentialisme est un humanisme, p. 24.

Cette liberté reconnue aux humains, par une longue tradition littéraire et philosophique, est discutée, dénoncée comme illusoire, notamment par la psychanalyse. Aussi faut-il interroger les sciences humaines positives, qui ont réalisé de grands progrès dans les dernières décennies, et voir en quoi elles peuvent enrichir notre réflexion sur la dignité humaine. La philosophie se doit de prendre en compte ses résultats, pour échapper au danger de la spéculation pure,  détachée du réel, ce qui n’interdit pas la réflexion métaphysique.  

La complexité du cerveau humain

Les neurosciences, aujourd’hui, démontrent la remarquable complexité du cerveau humain, et sa singularité dans le règne du vivant, en particulier par rapport aux primates, les singes, proches génétiquement des humains. Les scientifiques disent que ce cerveau est sans doute l’objet le plus complexe de l’univers ! Cette complexité est celle de la structure du cerveau. Il est formé d’une centaine de milliards de cellules spécialisées, les neurones, et de plusieurs centaines de milliards de cellules gliales qui jouent sans doute un rôle crucial dans l’organisation du cerveau Enfin, les neurones  sont reliés entre eux par un million de milliards de  connexions. Cette masse impressionnante est le résultat d’une très longue évolution, théorisée par Darwin au XIXème siècle et qui concerne tous les êtres vivants. C’est ainsi que l’histoire de notre cerveau est indissociable de celle de l’espèce humaine. Au fil du temps, son système nerveux se perfectionne, son cerveau se développe peu à peu, avec la succession d’êtres, progressivement plus évolués. Homo habilis marquerait l’apparition du genre humain, il y a 2,4 millions d’années. Le volume de son cerveau se situe entre 600 et 700 cm cubes, à peu près la moitié du volume cérébral de l’homme moderne. Il s’est écoulé déjà beaucoup de temps, depuis  le commencement de l’apparition de la branche des hominidés, et  il en faudra beaucoup encore pour parvenir enfin à Sapiens, l’homme moderne, il y a deux cents mille ans environ.

Le fonctionnement du cerveau n’est pas moins étonnant que sa structure. Tout d’abord, en dépit de polémiques nombreuses, mais purement idéologiques, « il n’existe aucune corrélations significatives entre la taille, l’origine ethnique  et les facultés individuelles des  individus », écrivent Didier Vincent, membre des Académies des sciences et de médecine, et Pierre Marie Lledo, chercheur à l’Institut Pasteur (Le cerveau sur mesure, paru en janvier 2015). Cette appréciation,  ainsi que l’analyse génétique, renforce l’idée de l’unicité de l’espèce humaine qui ne comprend qu’un seul élément, l’homo sapiens. D’autre part, le cerveau n’a rien à voir avec un ordinateur car il est un organisme vivant.

Sa croissance, chez l’homme, possède des singularités qu’on ne trouve pas chez les autres mammifères : pour s’achever, il exige au moins deux décennies ; en second lieu, le cerveau du nouveau né représente à peine 25% de sa taille adulte. Il est donc immature et se formera progressivement, sur la longue période de croissance, sous l’effet de signaux multiples qu’il reçoit de sa famille et de son groupe social, avec lesquels il réagit et qui lui permettront l’acquisition du langage articulé, fait unique parmi les primates. Il peut bénéficier d’une longue période de formation et chacun de nous peut acquérir ses traits singuliers. Les primates non humains ne connaissent pas ce type de développement : le chimpanzé, par exemple à sa naissance, possède un cerveau qui représente déjà plus de la moitié de celui d’un adulte et il termine rapidement sa croissance, vers l’âge de deux ans.

Certaines capacités du cerveau moderne sont remarquables. D’une part, sa vitalité : on a cru longtemps que les neurones de l’adulte disparaissaient régulièrement chez l’adulte, ce qui diminuait ses performances intellectuelles. Malgré la disparition effective de neurones, il n’en est rien. Des réseaux se réorganisent à partir de la production de nouveaux neurones dans certaines régions du cerveau adulte. Il peut recevoir de nouvelles informations à tout âge. D’autre part, au tournant des années 1980, sont établies les premières preuves expérimentales de la plasticité du cerveau adulte. Les scientifiques ont compris qu’il était capable   « de modifier l’organisation de ses propres circuits nerveux en fonction des expériences vécues par le sujet ». Cette propriété permet d’échapper au déterminisme naturel ou social, elle est la source  de la possibilité d’une liberté de l’esprit humain.

Enfin, un autre aspect est déterminé par les recherches modernes : elles mettent en évidence un caractère majeur du cerveau humain : Il est social. Ce qui signifie que nos neurones  peuvent entrer en résonance avec ceux d’autrui, et que nous avons besoin des autres pour bien fonctionner. Nos neurones s’activent lorsque nous agissons, pensons, rêvons, mais aussi lorsque nous entrons en contact avec les autres. Une nouvelle discipline est née dans les années 1980 : la neuroscience sociale. Elle prend en compte le fait que nos neurones ont absolument besoin «  de la présence  physique des autres  et d’une mise en résonance empathique avec eux ». Cette découverte, liée à celle de  "neurones miroirs ", semble bien clore un vieux débat sur les relations entre les humains. Déjà, au XVIIème siècle, le philosophe Hobbes prétendait que l’homme était « un loup pour l’homme », tandis que les philosophes des Lumières parlaient d’universalité de l’espèce humaine et de la possibilité de relations pacifiques. La science moderne infirme tout jugement absolu aussi pessimiste, mais peut nous mettre en garde et nous appeler à la vigilance sur la réalité de certains comportements humains. On peut observer que, sur le plan des relations humaines, les relations si faciles par les moyens modernes  de communication, internet, téléphones portables, suppriment le contact physique, ne peuvent donc pas satisfaire nos neurones, et appauvrissent, sans doute, la communication véritable entre les humains.

Quelques réflexions

 La théorie de l’évolution, les travaux de la paléontologie, la génétique des populations, ont montré l’unicité de l’espèce humaine, ce qui infirme les présupposés racistes. La connaissance du cerveau a connu de très grands progrès ces dernières décennies. Une notion, des plus importantes établies par les neurosciences, est celle de la plasticité du cerveau humain : il évolue, tout au long de la vie, sous le double effet de l’expérience du sujet et de son environnement, qui interagissent en permanence. La vie de l’esprit et des émotions n’est pas déterminée ou codée par la nature, la société ou l’histoire de l’individu humain ou de sa société. Potentiellement, l’homme peut échapper  au déterminisme naturel des espèces vivantes, imposées par le milieu, car son cerveau lui permet de prendre ses distances, par rapport à son milieu social, et de tirer parti de son expérience pour tenter d’orienter sa vie dans un sens choisi.

La liberté de l’esprit, l’autonomie, la maîtrise de soi, la conscience de soi et du monde sont donc possibles pour les humains. Mais cette liberté, permise par cet exceptionnel cerveau, n’est donc pas innée, elle est un acquis personnel, fruit d’une certaine qualité  de l’environnement familial, social, éducatif, politique, qui la favorise ou la freine. C’est la diversité des liens qui sont libérateurs, leurs richesses intellectuelles et morales, car ils façonnent la rigueur et l’esprit critique. La liberté de l’esprit, l’autonomie du jugement et des choix de valeurs, sont ainsi une construction qui s’édifie peu à peu, dans une culture donnée.

Conclusion

1 – Une notion, parmi les plus importantes établies par les neurosciences actuelles est, sans doute, celle de la plasticité du cerveau humain. C'est la liberté de penser et de juger qui permet aux humains la création d'un un saut qualitatif au regard des possibilités des animaux qui ne peuvent échapper à leur condition naturelle. Mais Le courage et la volonté individuelle ne suffisent pas, nous avons besoin des autres pour la réaliser. Cette entreprise engage la responsabilité personnelle de chacun, mais aussi celle de la société dans son ensemble, sa nature, son fonctionnement et ses institutions.

2 – La nature ne dit rien sur ce qui est bien ou mal. C’est à nous de décider ce qui relève de la morale individuelle ou collective, de ce qui est bon pour nous, pour l’homme ou la société, sur la nature des valeurs qui soutiennent nos projets de vie et ceux de la société dont nous sommes membres. Il nous appartient de veiller aux dangers nés des progrès des sciences permettant de porter atteinte à l'intégrité et à la dignité de l'homme. Il reste que nous devons nous interroger sur ce que nous voulons faire de cette liberté.

3 – Enfin, la liberté, l’autonomie du jugement,  qui devraient bénéficier à l’ensemble des  membres de la société à laquelle appartiennent les individus,  relèvent d’un projet humaniste, sans doute utopique pour l’instant. Dans un premier temps, il exige de définir ce qui s’oppose à lui, mais il n’aboutira pas sans une action politique collective et cohérente, pour définir le cadre démocratique et  social qui en permettrait la réalisation.

Jean MOLERES

 

 

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