La science est la connaissance exacte et approfondie des choses ; c'est une connaissance établie par une méthode objective, dont la valeur est universelle et la réalité vérifiable. Elle part de l'idée que l'univers est connaissable, que l'on peut apprendre à le connaître et que le réel peut être appréhendé par l'observation et les mesures. Connaître le monde est un besoin de la nature humaine ; dans cette démarche, « les abstractions qu'utilisent les scientifiques, jouent un rôle essentiel[1] » pour donner une représentation de la réalité et des processus qui se déroulent dans la nature.
L'activité scientifique a pris une telle importance dans la vie de notre société qu'il est absurde que si peu de gens aient une idée juste de ce qu'elle est. La science est un élément essentiel de la culture ; à tel point, que l'exercice correct de la démocratie exigerait la diffusion d'une culture scientifique pour tous, car c'est le seul moyen d'apprendre à raisonner juste. Il faut noter toutefois que « les certitudes qu'apportent les sciences de la nature ne se retrouvent pas dans les sciences de l'homme et de la société[2] ». L'organisme social, dans sa complexité, reste toujours largement imprédictible. Les lois dans ce domaine ne sont le plus souvent qu'approximatives et probabilistes.
En tout cas la science est un élément important du monde moderne. Malheureusement, la recherche scientifique en France subit des fluctuations liées à une certaine désaffection. On peut observer qu'une large fraction de la classe politique ignore le monde de la science, voire le déteste parfois. Certains ont même préconisé la dissolution du CNRS. De l'époque de la science triomphante et utopique, nous sommes revenus à ce monde, décrit par certains auteurs[3], où « l'Homme aime les dieux ». Un mouvement antiscience se déploie, qui désigne les scientifiques comme responsables des applications techniques dangereuses de leurs découvertes, utilisées par des hommes de pouvoir.
Le savoir scientifique constitue un domaine de la vie intellectuelle, qui reste complètement coupé de la culture de la majorité de la population. Pourtant, la production spontanée de la science est un fait de l'évolution de l'être humain. L'apparition de la science remonte à l'Antiquité. La principale source de la culture scientifique se trouve dans le monde grec. Disparue pendant dix siècles en Occident sous l'hégémonie du christianisme, elle fut sauvée par les Arabes et les Juifs. Avec la Renaissance, l'Occident se lança à la conquête de nouveaux territoires de la connaissance. Il s'agissait, suivant la formule de Francis Bacon[4], de torturer la nature pour lui arracher ses secrets, ou de faire en sorte qu'elle se révèle, comme l'exprime encore une statue de l'École de médecine de Paris « La Nature se dévoilant devant la Science ». Le chercheur est Prométhée ou bien il est Vulcain ; il vole le feu au ciel ou alors il forge, au moyen du feu pris aux dieux. N'est-ce pas là une allégorie exprimant à la fois le lien et la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée ?
La Chine a aussi été longtemps un foyer de développement scientifique. Le développement technologique chinois, sur près de trois millénaires, est tout à fait remarquable. Les inventions chinoises parvenues en Europe ne se sont pas limitées à la poudre à canon et à la boussole, il faut y ajouter le harnais à collier du cheval et bien d'autres choses. Alors que l'Occident était constitué de cités-états commerçantes et belliqueuses, la Chine était, depuis le 3ème siècle av J.-C., un empire unifié possédant une administration démocratique, au sens où la sélection par examens ouvrait la carrière aux talents.
La structure sociale a une influence sur l'évolution des esprits vers la science. Ainsi la civilisation occidentale est marquée par la notion de loi, alors que cette notion de loi de la nature est étrangère à la culture chinoise, qui la remplace par le principe d'organisation[5].
La démocratie grecque, avec le débat entre hommes libres, a aussi joué un rôle dans le rejet de la magie et le développement de la science en Grèce.
On peut tenter une esquisse historique du rapport entre science et société : Alors qu'en Chine se maintenait une séparation entre le savoir des intellectuels et la pratique des gens de métier, en Occident l'innovation galiléenne résulta du mariage de la technique des artisans et de la théorie des savants. Par ailleurs, la réduction de toute qualité à des quantités et l'affirmation d'une réalité mathématique derrière toutes les apparences, semblent avoir découlé de l'évaluation de la valeur marchande des choses. Apparemment, seule une culture liée à l'économie marchande était capable de faire ce qu'une civilisation agraire et bureaucratique ne pouvait pas faire. Le lien entre science et technique a été le fait essentiel du développement de la science moderne dans la société occidentale.
De tout temps les mathématiciens ont cherché la solution à des devinettes ; de la même façon, les scientifiques ont toujours cherché à résoudre des énigmes. La différence avec le passé, c'est aujourd'hui la qualité des moyens techniques qu'utilise le chercheur. Toutefois, le travail dans le laboratoire multiplie des découvertes dont aucune application n'est encore vue au moment où le chercheur trouve la solution de l'énigme.
Quels rapports entre science et société aujourd'hui ? L'ignorance en matière scientifique a été marquée notamment par la stupidité des « avions renifleurs », la légèreté de la « guerre des étoiles », et les discours irresponsables sur les « médecines douces »[6]. En outre, des mesures politiques désastreuses ont compromis l'avenir de la science en France au point que l'on peut se demander si à long terme il y aura encore dans ce pays des scientifiques[7] ?
La science a dans la société française une situation précaire. Les grandes institutions scientifiques, les lieux de recherche fondamentale désintéressée, ne peuvent exister dans un pays que par le soutien de l'État. Or l'État cherche à alléger ses charges. Le budget de la physique n'est déterminé que par les besoins militaires. Par ailleurs, la culture scientifique des décideurs économiques est le plus souvent faible, alors que la recherche appliquée et l'industrie devraient coopérer étroitement, car l'innovation technique joue un rôle fondamental dans la compétitivité économique. Il ne s'agit pas de prendre une attitude scientiste, la science ne fait pas le bonheur, mais il faudrait intégrer la notion de science dans la culture et briser la barrière entre les cultures littéraire et scientifique.
La première exigence scientifique, veut que l'explication d'un fait ne soit acceptable que si elle satisfait à une cohérence logique. Cette cohérence s'établit obligatoirement à partir d'un acquis culturel antérieur, qui peut être idéologique, superstitieux ou religieux, autant qu'objectif. Mais le résultat pour être jugé scientifique doit se montrer opératoire. Le problème c'est que la preuve de la prédiction ne peut pas toujours être donnée immédiatement. Tant que la preuve expérimentale de la prédiction n'est pas obtenue, la théorie reste une hypothèse.
Le conflit fondamental a pour cause la confusion entre science et scientisme. L'extension de la méthode scientifique a fait naître les sciences humaines et l'idéologie scientiste. La conception scientiste n'est plus guère en faveur ; mais on est tombé dans l'excès contraire, des mouvements écologistes très influents s'emploient à remettre en cause la techno-science. La peur d'une dictature des savants et l'inquiétude provoquée par le scientisme, ont sans doute eu leur part dans la désaffection pour la science, mais le facteur essentiel se situe dans la coupure entre les savants et le reste de la population, dont l'absence de culture scientifique est à déplorer. La formation scolaire française tient en effet la majorité des élèves éloignés de la science. Le public s'intéresse bien aux résultats de la science et surtout aux dangers qu'ils recèlent, mais ils n'a aucune idée de ce qu'est la science. Il faut noter en effet que beaucoup la voient comme une inspiration géniale, voire surnaturelle ou même démoniaque, ou alors comme résultant de l'accumulation et la combinaison de moyens matériels coûteux. L'expression des hommes de lettres, des artistes, des philosophes, fait apparaître le plus souvent un rejet de la science qui reflète sans doute le sentiment général. C'est là un conflit fondamental qu'il faut prendre au sérieux.
La connaissance objective, par son matérialisme (au sens philosophique) est perçue comme niant le sens imprimé dans les consciences par la culture. La science éliminerait ainsi la subjectivité, c'est-à-dire tout ce qui fait la vie intime. Tant que l'on n'a pas compris, il est difficile en effet d'admettre que la vérité du monde est différente de la vérité que nous présente notre subjectivité. Car l'apparence est illusoire, et notre perception subjective s'oppose souvent à l'effort scientifique de représentation du monde.
Tentons un bref historique de l'antiscience. Cette opposition, entre la réflexion et la sensibilité, est ancienne. On la trouve déjà dans le thème de Faust. Sous l'effet de la Renaissance et de la Réforme une suspicion se répandit contre la science et notamment l'alchimie, qui passait pour avoir conduit beaucoup d'adeptes dans les mains du diable, comme vers une lumière noire.
Le divorce entre les sciences et la vision poétique de la vie, que ce soit dans ses aspects enchanteurs ou dramatiques, engendra de la nostalgie, du désenchantement pourrait-on dire. Les sentiments humains perdaient de leur charme. Jean-Jacques Rousseau dans son discours sur les sciences et les arts écrivait : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection[8]... » L'idée qui se répandit alors et qui s'est propagée jusqu'à aujourd'hui, c'est que le savoir scientifique ne serait pas propre à conduire la vie. Remarquons que la science ne se propose pas de conduire la vie, seulement de faire connaître le monde, la nature, les choses ; et il faut noter que ce que l'on reproche à la science est le plus souvent ce qui est du à son exploitation par les acteurs de l'économie.
Un autre reproche vient du conflit entre science et tradition religieuse. À travers la destruction des mythes, la mise en évidence de l'absurdité de la pensée magique et la mise à l'écart du surnaturel, la tradition religieuse a été mise en cause, et avec elle les convictions et les rituels de vie, transmis par les générations antérieures. Or, le rôle de la croyance au surnaturel dans le maintien de l'ordre social étant un fait, la science paraît une perturbatrice déstabilisante. La science fait peur. Dans le partage entre le bien et le mal, la science est placée du côté du mal, comme le présente la légende de Faust. C'est aussi l'idée que suggère la comparaison des découvertes de la science à ce qui s'échappa de la boîte de Pandore. Il faut noter que tous les maux de l'humanité étant issus de la recherche du savant, comme de la curiosité de Pandore, il reste, étrangère à la science, l'Espérance liée au mythe religieux, à laquelle tiennent beaucoup d'êtres humains. Depuis Socrate, condamné pour cause d'irréligion, on sait que c'est toujours sur les chercheurs mettant en questions les idées reçues que retombent les fautes des politiques. Toute avancée de la science est subversive, par le simple fait qu'elle introduit un changement et met en doute ce à quoi l'on croyait jusque là.
Une autre cause de détestation de la science a été le vol de pouvoir effectué par l'intelligence, au détriment des détenteurs traditionnels de l'autorité de droit divin ; et plus tard par l'État démocratique au détriment des groupes d'intérêts, à la suite de l'évolution de la société sous l'influence des progrès du savoir.
La confusion souvent faite entre science et technique nuit gravement à l'idée que l'on se fait de la science. Car on doit distinguer la science de la technique. Mais on confond fréquemment avec la science les grandes réalisations technologiques, qui ne sont que des retombées du savoir scientifique. Avec la science, on passe de l'ignorance à la connaissance, alors que la réalisation d'un outil procède en sens contraire : on sait d'avance ce qu'on veut faire et pourquoi. Mais la création d'instruments étant nécessaire à la recherche, la science et la technique se mélangent. Avec Denis Papin et sa machine à vapeur, les deux fonctions de savant et d'ingénieur étaient rassemblées. La même personne peut être le savant qui découvre un phénomène et l'empiriste qui construit un instrument. Science et technologie sont donc souvent mélangées. Dans la mise au point d'une technique nouvelle, on retrouve toujours un aller-retour des propriétés fondamentales de la matière à la réalisation d'un instrument. Ensuite on passe de la découverte et de ses applications techniques à leur utilisation, c'est-à-dire de la techno-science à la politique et à l'exploitation économique. Il reste néanmoins toujours une différence entre le chercheur et l'ingénieur. « Ce qui caractérise les découvertes de la recherche fondamentale c'est qu'on ne peut songer à les appliquer avant qu'elles aient été faites[9]. »
La science est confondue avec les grandes entreprises technologiques de notre temps. C'est une autre raison de la désaffection du public, car on donne ainsi l'idée que la science est au service du pouvoir. Dans la réalisation de la bombe atomique, des savants se sont effectivement mis au service du pouvoir politique, ils pensaient servir une bonne cause. Grâce à l'appui de formidables moyens industriels et financiers, la réalisation de l'arme a été possible ; mais ce n'était pas une découverte scientifique, seulement une réalisation technique à partir de découvertes scientifiques antérieures.
La guerre des étoiles est un exemple plus probant de prise d'autorité du politique sur la science. Le projet Manhattan de bombe atomique, et le projet Apollo de l'homme sur la lune, ont été des projets nains à côté du projet IDS[10], dit de guerre des étoiles : la mise en orbite d'un système de satellites détecteurs et destructeurs de missiles. Sur le plan idéologique ce projet apparut comme celui de la science triomphante, mais c'était une caricature de ce qu'on peut imaginer sur le rôle de la science. En réalité, le projet tendait à mettre les hommes de science sous la dépendance du pouvoir politique. Avec l'apparence d'une science toute puissante nous avions en fait une science asservie. Face à cette situation, des milliers de scientifiques travaillant dans des laboratoires américains, publièrent un serment de ne jamais travailler pour l'IDS. Au plan psychologique, le politique faisait appel à la bonne conscience du citoyen, pour sa défense contre la terreur nucléaire. On sait qu'en réalité ce projet, apparemment défensif, rendait au contraire possible la confrontation nucléaire jusque là improbable, en donnant au détenteur du bouclier la capacité de frapper le premier, puisqu'il aurait eu le moyen de parer la riposte. La question se pose, du contrôle démocratique sur de tels projets.
Il y eut aussi une conception hitlérienne de la science. Au refus d'objectivité de la science s'ajoutait alors la notion de consensus au sein d'un groupe dominant. On arrivait ainsi à la conception hitlérienne de la science, fondée sur son utilité politique. Heidegger expliquait que la science ne pense pas, qu'elle dépend de ce que le philosophe pense.
Par la même démarche on est arrivé aux notions de science bourgeoise et de science prolétarienne. La définition de la science comme associée à un groupe, ethnique, religieux, social ou autre, aboutit à des conceptions similaires à celle du national-socialisme. C'est le point de vue totalitaire de l'utilité et de l'exploitation politiques de la science.
Aujourd'hui ce sont les sciences de la vie qui font peur. On craint de voir le chercheur passer directement de la connaissance de la nature humaine à la manipulation de l'être humain. Or, entre les deux intervient une prise de décision, qui met en jeu des considérations éthiques et un choix entre humanisme et cynisme amoral.
La science est aussi jugée responsable de détériorer l'environnement. Il s'agit en réalité du transfert sur elle d'une culpabilité, qui est celle des conséquences de l'emploi de ses applications techniques par l'industrie. Est-ce la fin des forêts en Europe ? La maladie des arbres est due aux pluies acides, liées à l'émission d'acide sulfurique dans l'atmosphère par les centrales thermiques. Le mouvement écologiste est né en réaction à ce genre de nuisances industrielles. Il a souvent été agressif contre les scientifiques. Mais il s'agissait bien d'un transfert des responsabilités de ceux qui détiennent le pouvoir, l'État ou les entreprises, vers ceux qui n'en ont pas : les scientifiques.
L'effet de serre, avec le réchauffement climatique, fait courir un danger grave. La science, otage du pouvoir économique, a joué un rôle dans cette affaire. Elle peut aussi jouer un rôle dans les réponses technologiques susceptibles de résoudre le problème ; encore faudrait-il qu'il y eût une volonté politique, pour faire prévaloir les intérêts à long terme de l'humanité.
La vie de l'humanité est dépendante des moyens techniques, mais elle est vulnérabilisée par le risque d'accidents technologiques d'ampleur croissante, comme Tchernobyl ou les grandes marées noires, ou même seulement par l'éventualité de pannes paralysantes, comme celles du réseau électrique ou des ordinateurs, par exemple. Ces accidents sont imputés à la science, alors qu'ils sont dus au refus de payer l'investissement nécessaire dans la fiabilité et la sécurité. La raison de fond de ce défaut d'éthique humaniste, c'est que le pouvoir échappe en fait à la société et à l'autorité démocratique.
À bas la science ! La science ruine les bases spirituelles de la société ! La science menace la vie de l'humanité ! Troisième argument : la science n'existe pas, la science est une illusion.
La mise en question de la science vient aussi du refus philosophique de l'objectivité. La critique de la réalité objective était déjà présente dans le discours d'un sophiste comme Gorgias. La théorie matérialiste a le grave défaut d'être porteuse de l'athéisme. On a voulu minimiser le danger en parlant de « matérialisme méthodologique », mais on a tout de suite suspecté là une pente naturelle conduisant au « matérialisme philosophique ». Une réfutation des théories scientifiques a donc été élaborée, d'abord pour exclure de la science le marxisme, connu pour son matérialisme, et la psychanalyse soupçonnée d'y conduire. Il faut noter que le caractère scientifique d'une théorie est sa réfutabilité. La terrible tragédie de la science est le méfait horrible qu'elle commet, en réfutant de magnifiques théories à partir de faits vulgaires.
La vulgate quantique a également été appelée en renfort pour relativiser la science. La version de la théorie quantique reprise par les philosophes et popularisée, joue un rôle dans le rejet de la science. L'étude du problème de la nature « corpusculaire ou ondulatoire » de la particule, l'électron au départ, aboutit à la relation d'imprécision entre sa vitesse et sa position : elles ne peuvent pas être déterminées en même temps. Dans la vulgate, cette incertitude sur la particule « de matière ou d'énergie » est devenue l'incertitude de la science ; elle permettrait de mettre en doute le réel. Or la mécanique quantique a un pouvoir de prédiction qui permet de déterminer des grandeurs que la mécanique classique est incapable d'évaluer. Elle ne met pas le réel en question[11].
La réalité objective du monde et des lois qui le gouvernent, la cohérence des lois de la raison humaine avec les lois du monde : ces principes sur lesquels s'édifie la science sont contestés. C'est le conflit ancien entre le matérialisme philosophique et l'idéalisme philosophique. Certains affirment « la fausseté de l'objectivité scientifique[12] ». Au bout de la recherche scientifique, selon eux, il n'y aurait pas de connaissance, il n'y aurait rien ! Ils récusent la méthode. Or, le caractère scientifique d'un savoir n'est pas lié à la méthode utilisée pour l'obtenir, mais à sa cohérence avec la réalité expérimentale. On sait cela depuis la révolution galiléenne. C'est avec Galilée qu'apparut la notion de réalité objective. Le positivisme exige que toute science parte des faits et qu'elle s'y tienne. Un grand pas fut franchi lorsqu'un mathématicien, Le Verrier, à partir des perturbations dans les trajectoires de planètes connues, donna avec le résultat de ses calculs l'emplacement de la planète perturbatrice jusque là inconnue, et qu'un astronome pointant un télescope plus puissant sur l'emplacement désigné, découvrit ladite planète[13]. À partir de là on a compris que l'expérience seule ne suffit pas à établir la loi. La véritable méthode expérimentale exige qu'une théorie mathématique en détermine la structure. Le résultat n'est jamais qu'une théorie sur des phénomènes, mais c'est une théorie opératoire, qui permet de faire des choses. La théorie atomique est un bon exemple du rapport de la théorie à l'expérience. Après la mise en évidence des molécules, certains chimistes français, comme Berthelot et Sainte-Claire Deville, refusaient la théorie atomique des chimistes allemands. À ne s'en tenir qu'aux faits et aux résultats quantitatifs, on peut ainsi manquer une approche explicative. L'élaboration d'une théorie est souvent indispensable pour avancer, mais il faut ensuite la confirmer par l'expérience. La capacité de prédiction d'une théorie est la preuve de sa validité.
Le fossé entre la culture scientifique et la culture populaire est tel que la communication ne passe pas. Le fossé entre les scientifiques et le public est encore creusé par l'effet des média. Pour qu'une découverte soit médiatisée il faut qu'elle crée un événement susceptible d'émouvoir. La découverte scientifique, de ce point de vue, n'est pas en elle-même exploitable, alors que son application, oui ! Surtout si elle fait peur ou seulement dérange...
Parmi les causes de la désaffection du public, on peut parler d'un refoulement de la science comme on aurait refoulé un souvenir pénible. De la théorie psychanalytique on peut retenir l'idée du choc psychologique perturbateur, dont les manifestations tardives ne peuvent être soignées qu'en accédant aux profondeurs de la psyché. La détestation de la science, dans ce cas, ne peut se guérir que par le retour du refoulé, par l'accès à la scène primitive. On est ainsi tenté de voir dans la haine de la science, une manifestation dont l'origine se situerait dans des événements de l'enfance et de l'adolescence. L'échec répété à surmonter les difficultés des sciences à l'école, peut avoir engendré une angoisse profonde. L'enseignement des sciences dans notre pays est un échec. Mais le reproche de l'antiscience c'est aussi que l'explication de la nature paraît remettre en cause la liberté de l'esprit humain et les traditions culturelles du groupe, familial ou autre, d'où sa contestation à l'extérieur de l'école, qui n'aide pas à l'accepter à l'école.
Que faire pour mieux orienter l'enfant ? Le rôle de l'échec est paradoxal : reconnaître et accepter l'échec permet d'essayer autrement et de réussir. Chez le petit enfant, la multiplication des interdits relatifs à l'expérience du monde physique pour vouloir lui éviter l'échec, aura une influence néfaste sur son aptitude à se représenter le monde réel. La crainte d'explorer le monde physique engendrera une difficulté à dominer les abstractions. L'enfant doit faire des choses. L'activité manuelle est indispensable. Ensuite, compter est très important. La perception de la quantité et de l'ordre, c'est le passage du qualitatif au quantitatif. Elle donne l'habitude de voir le réel sous ses représentations abstraites en chiffres. La conscience de la réalité du monde physique se constitue ainsi à partir de l'expérience. Cette notion reste souvent ignorée, même dans notre civilisation technique où nombre de nos concitoyens continuent à faire confiance à des croyances comme l'astrologie ou la parapsychologie... qui substituent à la réalité des notions abstraites imaginaires.
L'enseignement des sciences est mal fait. Le système tel qu'il est, perpétue l'objectif d'acquisition de connaissances en vue d'accéder à des études supérieures. L'élève ne cherche qu'à acquérir les réflexes lui permettant de répondre correctement aux épreuves de contrôle. À la limite, il ne lui est pas nécessaire de comprendre le contenu des sciences enseignées, pour réussir les examens ; d'où un enseignement dogmatique des sciences. Le programme exigeant l'assimilation précoce de concepts difficiles, on procède par souci pédagogique à une simplification qui les dénature en une forme scolastique. Il n'est pas question d'une recherche expérimentale par l'élève lui-même. Au bout du compte il ne reste que des formules apprises par cœur. On ne demande plus à l'étudiant de penser, on lui demande d'apprendre. Il en résulte un sentiment de révolte. Un enseignement qui n'apprend pas à penser n'est pas un enseignement de la science ! C'est un enseignement de la soumission. La réponse c'est la révolte, contre l'idéologie qui semble inspirer cet enseignement. On parle de science officielle et on se tourne vers des pseudosciences dites alternatives : l'astrologie, le spiritisme, la parapsychologie, les médecines parallèles...
Il faut changer l'éducation scientifique. Il s'agit de faire comprendre ce qu'est l'esprit scientifique. Il est indispensable que tous, au cours de leur scolarité, aient compris la nature de la science et ses objectifs. Il faut faire comprendre que le discours scientifique se rapporte bien à la réalité qu'il décrit.
Ainsi, la science est menacée surtout par la désaffection de l'opinion publique ; le savoir scientifique, permettant à l'être humain de connaître la réalité de la nature pour l'utiliser à son profit, est accusé de ruiner les valeurs traditionnelles et de menacer l'humanité. Le public, manquant de culture scientifique, ne comprend pas la science. Les élites elles-mêmes, formées par une culture littéraire, contestent la valeur objective, universelle et progressive de la science. Il est indispensable de réformer l'enseignement pour faire comprendre par tous ce qu'est la science et mettre fin à la coupure entre culture scientifique et culture littéraire.
En conclusion, le refus de la réalité scientifique vient d'un genre de psychose, substituant un monde imaginaire à la réalité. Il y a, en quelque sorte, une peur devant la réalité des lois de la nature, et on garde en mémoire le souvenir enfoui d'une scolarité traumatisante.
Si l'on veut améliorer les choses à l'avenir, il faut plaider pour le rapprochement de deux cultures, les cultures littéraire et scientifique, car le développement scientifique et la connaissance du monde par le plus grand nombre, sont nécessaires à l'apparition d'une civilisation plus humaine et plus juste, qui réaliserait l'épanouissement de la personne humaine dans la liberté.
Evry Schatzman, dont l'ouvrage[14] a inspiré cette réflexion, a perdu son père, arrêté et déporté en décembre 1941. Il a donc été amené à réfléchir sur la « bête immonde » Il en a conclu qu'elle n'est pas sortie du néant, et qu'il faut en chercher les causes dans un certain dérangement social. Il y a, selon lui, des lois de la vie des sociétés comme il y a des lois de la nature. Par la suite, ayant découvert ce qui se passait en Union Soviétique, il reconnut l'imposture d'une théorie sociale qui voulait se présenter comme une vérité scientifique ; et en raison de son activité dans le parti communiste, il eut l'impression d'avoir participé à la machine infernale. Désabusé, il ne lui restait que la science, ce mouvement qui a prolongé l'évolution biologique par l'évolution de l'outil. Il passa la guerre caché sous un faux nom à l'observatoire de Haute Provence et devint par la suite un astrophysicien de premier ordre,
La réalité objective existe, dit-il, et on peut la connaître. Il ne s'agit pas de démontrer la vérité du matérialisme philosophique ; la découverte de la réalité doit être une expérience subjective de la petite enfance ; pour lui ce fut seulement la genèse d'une intime conviction ; une conviction acquise à partir de la vénération d'un père, qui avait eu le courage de démystifier sa religion et qui lui disait quand il avait six ans : « Ne crois pas en Dieu ! »
Parlant de son expérience de la vie, Schatzman avoue que la sensibilité lui a souvent permis de voir juste, alors que la raison le trompait parce que s'appuyant sur des données incomplètes ou faussement objectives.
L'expérience fut pour lui une démarche naturelle. Dès son enfance il ne se plaisait que dans l'activité, il pense que c'est seulement dans le « faire » que s'opère la connaissance du monde, car l'esprit humain s'est formé dans l'action sur la nature. Il se souvient de l'expérience du levier et des explications du professeur permettant de comprendre une vérité universelle et la puissance utile de la connaissance scientifique. Il a voulu connaître le frisson de la découverte et il s'est fait chercheur en astrophysique. Il apprit tout de suite que la première expérience de la découverte c'est d'abord celle de l'échec. Mais il a quand-même fini par trouver l'explication de la vitesse de rotation variable des objets cosmiques, et il a éprouvé alors « le sentiment d'avoir ouvert une perspective sur le mystérieux univers ».
Après la Guerre, devenu un éminent professeur chercheur, il décida de faire connaître la science à ses concitoyens par des conférences de vulgarisation. Il a résumé ses conceptions dans l'ouvrage dont je me suis inspiré, pour étayer mes convictions.
Claude J. DELBOS
[1] Evry Schatzman, « La Science menacée » Odile Jacob, février 1989.
[2] E. Schatzman op cit. Les idées émises ici doivent beaucoup à Scatzman.
[3] H. G. Wells dans « Men like Gods ».
[4] Francis Bacon, Chancelier d'Angleterre (1560-1626) homme politique, juriste et philosophe.
[5] Voir Schatzman, op cit.
[6] E. Schatzman op cit.
[7] E. Schatzman op cit.
[8] Cité par E. Schatzman p 75 op. cité.
[9] E. Schatzman op cit.
[10] Initiative de Défense Stratégique, SDI en américain.
[11] Voir Schatzman op cit.
[12] Revue « The Listener » du 20.02.86 cité p 112 par E. Schatzman, op cité.
[13] E. Schatzman op cit.
[14] Evry Schatzman, « La Science menacée » Odile Jacob, février 1989.