Humanisme et Lumières pour l'avenir

Pour tout le monde, il est admis que le mot humanisme désigne d’abord le mouvement intellectuel qui s’est épanoui en Europe au 16ème siècle et qui a marqué la Renaissance par le retour aux textes de l’Antiquité grecque et latine, dont les humanistes voulaient s’inspirer dans leur philosophie comme dans leurs méthodes. C’était un mouvement de pensée, caractérisé par un effort pour relever la dignité de l’être humain et mettre son esprit en valeur, en reliant par-dessus le moyen âge et la scolastique, la culture moderne à la culture antique.

Le terme d’humanisme lui-même ne date que de la seconde moitié du 19ème siècle, et en effet il apparut pour caractériser le mouvement intellectuel de la Renaissance, issu des idées de Pic de la Mirandole dans son célèbre discours « De dignitate hominis » (De la Dignité de l’Homme). On entendait alors l’humanisme, comme la recherche d’un idéal humain, tel que les Humanistes, d’Érasme à Montaigne, avaient cherché à le définir. Après Pic de la Mirandole et Érasme, les humanistes considéraient que l’homme doit se faire lui-même. Ils pensaient que pour devenir plus humain, il doit lui-même d’abord étudier l’homme. Ils proposaient enfin de le former, dans sa jeunesse, par une éducation « libérale », afin de développer toutes ses potentialités, et pour l’inciter à se prendre en charge lui-même.

À la fin du 19ème siècle, Louis de Broglie écrivait[1] « Une culture générale vraiment digne de ce nom devra donc toujours comporter, en dehors de l’acquisition des connaissances scientifiques, une réflexion approfondie sur la complexité de la personne humaine et sur les divers aspects qu’elle présente, une initiation aussi à l’art de sentir et de vouloir. C’est là l’essence de l’humanisme et la signification même de ce mot. Un humanisme moderne, même s’il doit devenir tout à fait indépendant de la culture gréco-latine, devra conserver ce caractère, et pour cette raison il devra toujours réserver une place importante aux études littéraires. »

Dans la seconde moitié du 20ème siècle, le mot humanisme fut à la mode ; on parlait d’humanisme chrétien, Sartre disait que l’existentialisme était un humanisme, certains marxistes se disaient humanistes, d’autres faisaient un lien entre athéisme et humanisme. Par la suite, certains ont voulu ramener la notion d’humanisme à la définition du mouvement intellectuel qui a caractérisé la Renaissance, comme si l’humanisme n’était qu’un moment de l’histoire des idées, comme s’il n’avait plus aucune pertinence dans notre monde postmoderne. Des éducateurs et des politiques ont même mis en question les valeurs sur lesquelles se fondait l’humanisme et les idées qu’il propageait sur le destin de l’homme et le progrès de la civilisation. Il y eut une assez large désaffection pour l’humanisme et l’esprit des Lumières. Faudrait-il donc accepter l’arrêt ou la régression du mouvement de l’humanité vers la civilisation ? Non, évidemment. Alors il faut réhabiliter l’idée du progrès pour une humanité meilleure et plus éclairée, et avancer dans la conception d’une nouvelle ère de l’humanisme et des Lumières.

Le caractère humaniste des Lumières[2] se révèle dans les trois-quarts de siècle qui précédèrent 1789. Le siècle des Lumières fut une époque, non d’innovation mais d’aboutissement, par la maturation des idées humanistes qui germaient depuis la Renaissance. Des êtres humains, pour la première fois de l’Histoire, avaient décidé de prendre leur destinée en main. Les Lumières furent à la fois rationalistes et empiristes, universalistes et particularistes, ce fut une époque de débats plus que de consensus. Trois composantes peuvent être identifiées dans le projet des lumières : La volonté d’autonomie de l’individu, la finalité humaine de ses actes et l’universalité des principes sur les quels doivent reposer les lois régissant la vie en société[3].

L’homme voulait s’émanciper de toute tutelle extérieure, l’autorité ne pouvant être que naturelle et non surnaturelle, ce qui tendait à produire un monde libéré de la superstition, que l’on a pu dire : « désenchanté ». Toutefois, le courant des Lumières se réclamait non pas de l’athéisme, mais de la religion naturelle, du déisme, et de la tolérance conduisant à la liberté de conscience. À la certitude émanant de la lumière d’en haut, se substituaient le doute et les lumières des connaissances de la réalité d’ici-bas. Après Descartes, il fallait savoir douter. C’est le doute, en privilégiant la raison, qui permet de reconstruire la connaissance, après s’être débarrassé des préjugés et avoir remis en question ce que l’on croyait savoir. La connaissance n’aurait désormais que deux sources : la raison et l’expérience. Cette libération de la connaissance ouvrit la voie à la science, et de là, à l’éducation sous toutes ses formes, de façon à libérer l’homme. Le combat pour la liberté de conscience se prolongea par la demande de liberté d’opinion et d’expression. La société, dans tous ses secteurs, tendait par là à devenir laïque, quand bien même les individus resteraient croyants. L’être humain était désormais accepté dans son entier et dans sa réalité ; le changement apparut dans la littérature où le héros n’était plus obligatoirement un personnage exemplaire.

Leur finalité humaine apportait aux actes la régulation nécessaire. La pensée des Lumières était un anthropocentrisme ; et en cela elle était humaniste. La liberté devait être contenue par l’exigence d’universalité, et le sacré s’incarnerait désormais dans les droits de l’homme. L’affirmation de l’universalité humaine provoqua l’intérêt pour les autres sociétés. Elle fit prendre conscience de la différence entre traditions et ordre naturel.

En somme, l’esprit des Lumières peut être caractérisé par quelques mots : humanisme, émancipation, progrès, raison, libre volonté… Optimisme utopique. Il a probablement engendré l’illusion d’un progrès continu, linéaire et illimité du genre humain. Turgot en 1750, dans son « Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain », déclarait : « Les mœurs s’adoucissent, l’esprit humain s’éclaire, les nations isolées se rapprochent les unes des autres […] la masse totale du genre humain […] marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection plus grande[4]. » Les auteurs de l’époque croyaient que, malgré des retards et des lenteurs, l’humanité pourrait accéder à la raison, grâce à la diffusion de la culture et du savoir[5]. D’autres penseurs à l’époque, Hume par exemple, refusaient de lire l’histoire comme l’accomplissement d’un dessein. Jean-Jacques Rousseau, pensait que l’homme était perfectible, mais que les progrès ne seraient jamais ni garantis ni irréversibles et que chaque progrès serait payé par une régression dans un autre domaine[6]. Le perfectionnement de la raison humaine, selon lui, aurait détérioré l’espèce et rendu l’individu méchant en le rendant sociable. Il faut admettre en effet que la liberté de l’homme, qui lui permet d’agir sur lui-même et de changer le monde, lui donne aussi des possibilités accrues d’action pour le mal, autant que pour le bien.

Ainsi, la pensée des Lumières est multiple. Si nous voulons en prolonger le mouvement, c’est d’une refondation des Lumières que nous avons besoin ; et en conséquence il faut procéder à un examen critique des idées des Lumières.

La pensée des Lumières a déjà été beaucoup critiquée, d’abord par les autorités ecclésiastiques, mais aussi par des penseurs politiques. On a mis en avant l’enchaînement Lumières – Révolution – Terreur, et condamné pour cela l’esprit des Lumières. Louis de Bonald[7] a même dit que la Révolution ayant commencé par la déclaration des droits de l’homme, c’est pour cela qu’elle s’est terminée dans le sang. En mettant comme fondement des idéaux l’homme à la place de Dieu, la raison à la place des traditions, l’égalité à la place de la hiérarchie et la diversité à la place de l’unité, les Lumières auraient conduit la société au chaos et d’abord, par la Révolution à la Terreur. Une autre interprétation de l’histoire dénonce là une interprétation tendancieuse. Au contraire, ce seraient les ministres de Dieu et les maîtres traditionnels, ne supportant pas ces idées des Lumières minant leur pouvoir, qui auraient été, par la contre-révolution, la véritable cause de la spirale de la violence.

On peut néanmoins admettre que par l’anticléricalisme, le rationalisme, le mépris des traditions, l’égalitarisme et l’usage abusif des libertés, des excès ont été et restent possibles. Mais les abus qui ont pu être commis au nom des principes des Lumières ne mettent pas en cause la valeur des idées. À qui viendrait-il à l’esprit d’attribuer aux paraboles de Jésus-Christ les méfaits des croisades et de la Sainte Inquisition ?

Avec Condorcet, les Lumières ont-elles fourni les fondements idéologiques du colonialisme ? N’y a-t-il pas eu là plutôt une interprétation particulière destinée à fournir un alibi ? Les races supérieures, disait Jules Ferry, « ont le devoir de civiliser les races inférieures » Cette façon de voir les choses est-elle vraiment conforme aux idéaux des Lumières ? Si c’était le cas, et même seulement s’il existait un lien créant une ambiguïté, ceci confirmerait la nécessité de refonder aujourd’hui, ce que devraient être les Lumières pour l’avenir. Bugeaud et Ferry furent accusés, par la chambre des députés, de trahir les principes des Lumières. La politique de colonisation se camouflait, verbalement, derrière les idéaux des Lumières, mais elle était conduite tout simplement au nom de l’intérêt national. Or, le nationalisme n’est pas un produit des Lumières. Ce sont les mouvements anticolonialistes qui s’inspiraient des Lumières.

Autre reproche couramment adressé à l’esprit des Lumières : Il aurait conduit aux totalitarismes du 20ème siècle. Ayant rejeté Dieu, les hommes choisiraient eux-mêmes les critères du bien et du mal, dit-on. Mais ce sont toujours des hommes qui ont choisi les critères du bien et du mal ! C’était auparavant un privilège des religieux ! Certains religieux aujourd’hui prétendent d’ailleurs encore à ce privilège.

Le rejet de Dieu conduirait inéluctablement au totalitarisme[8] ! Par conséquent, estiment les détracteurs de Lumières, la conception du monde née de la Renaissance traduite en termes politiques par les Lumières : l’humanisme rationaliste proclamant l’autonomie de l’homme par rapport à toute autorité transcendante, c’est là ce qu’il faudrait rejeter. S’accrocher à ces idées de l’ère des Lumières serait aujourd’hui devenu rétrograde[9]. Les idéologies du mal, à l’œuvre dans les totalitarismes proviendraient de la Renaissance, de Descartes et des Lumières ; le mal, ce serait d’avoir mis la quête du bonheur, à la place de celle du salut.[10]

En y regardant de près on voit bien que les principes humanistes des Lumières ont en réalité été bafoués dans ces régimes, Nazi et Communiste, que l’on impute à charge à l’esprit des Lumières. Il faudrait examiner également si le scientisme et ses conséquences néfastes, peuvent se déduire de l’esprit des lumières. Or, en vérité, l’esprit des Lumières ne fait aucunement découler l’idéal de la réalité, ce qui devrait être de ce qui est.

Il reste néanmoins à voir dans quelle mesure l’autorité de la science peut légitimer des choix de vie et de société ; une autorité de la science alléguée, parfois même dans les pays démocratiques, comme si les valeurs humaines pouvaient découler de la connaissance et de l’autorité des experts. Or l’un des points essentiels de la philosophie des Lumières est justement le refus de l’argument d’autorité !

L’autonomie de l’être humain, l’anthropocentrisme, le fondement purement humain de la politique et de la morale, la préférence pour l’argumentation raisonnable au détriment de l’argument d’autorité ; ces valeurs des Lumières quand elles sont rejetées, notamment par les religieux, le sont pour des raisons idéologiques. Car en effet, c’est l’autorité discrétionnaire des interprètes de la pensée de Dieu et des prétendus détenteurs d’un pouvoir de droit divin, qui a été mise en cause par l’esprit des Lumières.

Devant l’argument selon lequel la morale issue des Lumières et de l’humanisme serait laissée à l’appréciation de l’individu, donc purement égoïste et par ailleurs sujette à se plier aux pressions du pouvoir politique, à la différence de la morale religieuse, immuable car issue de la parole de Dieu, on doit douter de l’objectivité des interprètes de Dieu, dont la parole est invoquée différemment par diverses religions. La morale des Lumières ne découle pas de l’amour égoïste de soi, mais de ce qui est bon pour l’être humain et en même temps bon pour l’humanité. La loi, expression de la volonté du peuple, que les Lumières conçoivent comme règle du comportement civique, a pour référence supérieure la Justice[11].

Le point de départ de la pensée des Lumières est cette volonté d’agir « selon les maximes de son propre jugement[12] », d’être « un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser par lui-même[13] ». « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières[14]. »

Tout doit pouvoir être critiqué. Et en matière de morale et de politique, tout doit pouvoir se discuter pour être enseigné. Cela ne signifie pas qu’il faut oublier les traditions, mais qu’il faut les comprendre et au besoin les faire évoluer. La conséquence c’est qu’un peuple fait d’individus pensant par eux-mêmes, voudra prendre en mains son destin, et que la légitimité du pouvoir ne pourra être établie que par la démocratie, en se référant à l’intérêt commun et à la volonté générale.

L’individu devient autonome, il choisit librement sa religion, il a le droit d’exprimer sa pensée dans l’espace public ; enfin, il conduit sa vie privée comme il l’entend.

La raison n’a pas de valeur morale, car la logique peut être utilisée pour le mal comme pour le bien. Mais la raison peut toutefois éclairer la conscience. Quant à l’autonomie de l’individu, elle a des limites et doit être conciliée avec les conditions de la vie au sein de la société. Il est vrai que Sade et d’autres auteurs après lui, ont exalté l’individualisme égoïste. Si l’individualisme égoïste détruit la solidarité au sein de la société, inversement, l’autorité collective peut empiéter abusivement sur la liberté individuelle. Condorcet, le premier, a signalé ce danger en parlant de l’école, qui doit s’abstenir de tout endoctrinement idéologique. Un enseignement que l’élève serait incapable d’évaluer par lui-même et de contester éventuellement, lui inculquerait des préjugés. Ce serait un attentat contre la plus précieuse des libertés naturelles. Enfin, dans le monde d’aujourd’hui, où les média de masse sont soumis à la tutelle de l’argent, les goûts, les modes de vie et les pensées, sont mis sous influence, et peuvent rendre les libertés illusoires. L’esprit critique et l’expression des opinions non conformes doivent donc être protégés. Mais, en l’absence de contrepartie positive la critique est sans intérêt. Le scepticisme généralisé et la dérision systématique n’ont que l’apparence de la sagesse ; en dévoyant l’esprit des Lumières, ils créent un solide obstacle à son action.

À l’issue d’une longue histoire, où en Europe pouvoir temporel et pouvoir spirituel se sont disputé ou partagé le contrôle des personnes, la Réforme en érigeant l’individu comme contrôlant seul sa communication avec Dieu, a permis de mettre l’expérience religieuse à l’abri des intrusions du pouvoir politique. À partir de là, ce cadre individuel s’est enrichi de la défense contre l’État comme contre l’autorité ecclésiastique. C’est le sens de la laïcité moderne. La conséquence a été de bien séparer le péché du délit, les lois n’ayant affaire qu’aux relations entre humains dans la cité, indépendamment de toute doctrine religieuse. Autre conséquence : l’individu ayant atteint l’âge de raison a le droit de s’adresser directement à Dieu, mais aussi à la République, qui lui garantit ses droits et le libère de toute autorité familiale abusive.

Désormais la conduite de l’individu se répartit dans trois sphères : dans sa vie privée qu’il est seul à gérer en totale liberté de conscience, dans la sphère légale de la vie publique où il est soumis aux règles impératives établies par l’État pour tous les citoyens, et entre les deux, dans une zone associative où il se plie de sa propre volonté à des règles particulières ou à des prescriptions religieuses librement acceptées. Un autre danger peut menacer la liberté des individus, c’est l’érection d’un culte de l’État par un pouvoir qui dirait au peuple ce qu’il doit penser, que ce soit dans le domaine spirituel ou dans le domaine des doctrines économiques ou sociales ou autres. En fait il s’agit d’examiner pour les conjurer, toutes les dérives pouvant conduire au totalitarisme. C’est là l’un des aspects de la réflexion à conduire, pour définir ce que devraient être à l’avenir l’humanisme et l’esprit des Lumières, en vue d’améliorer l’être humain et les sociétés humaines, dans un univers mondialisé.

Les religieux considèrent que la laïcité encourage l’indifférence envers les religions, et que l’homme sans religion devient fatalement un homme immoral. Car l’individu ne pourrait être porté à une vie morale, que par la fonction supérieure de l’âme humaine qu’est la spiritualité, inspirée par la religion. Or, une vie morale fondée sur une spiritualité sans religion est possible ! Car on peut qualifier de spiritualité toute forme de réflexion sur les questions métaphysiques, même indépendante des dogmes religieux, que ce soit une réflexion à caractère gnostique, agnostique, athée… Ou simplement : Une pensée qui étudie les problèmes posés par les questions métaphysiques, en tenant compte de toutes les données établies par la science, pour se faire une conception hypothétique personnelle de la spiritualité, sans chercher à l’ériger en vérité universelle. Car la qualification de spiritualité, est déterminée par la nature des questions qui occupent la pensée, et non par les réponses qui leur sont données. Une conception laïque de la spiritualité, consiste donc dans la reconnaissance, et la tolérance, de la liberté absolue de conscience. La laïcité est ainsi le prolongement naturel de l’humanisme.

Améliorer l’être humain pour le rendre plus apte à une vie plus heureuse dans une société plus pacifique et plus harmonieuse, c’est bien là l’objectif que doivent se fixer les humanistes. Et pour améliorer l’homme il faut le connaître ; c’était déjà le point de départ des humanistes de la Renaissance qui voulaient étudier cette merveille qu’est l’être humain, et le premier axiome de la sagesse antique était « connais-toi toi-même ». Depuis la Renaissance et même depuis le siècle des Lumières, la connaissance de l’être humain a fait des progrès considérables ; l’humaniste d’aujourd’hui doit donc en tenir compte pour se connaître lui-même et connaître ses semblables.

Pour connaître l’être humain et se connaître soi-même, il faut aussi s’intéresser à l’histoire de l’homme à ses origines et à son évolution. Homo sapiens est d’une affligeante banalité biologique et génétique[15]. Alors comment expliquer l’émergence évolutive du roseau pensant dont parle Blaise Pascal dans ses Pensées ? D’où nous vient cette aptitude à nous poser la question de notre origine, de notre nature, de notre responsabilité ?

L’homme sait qu’il meurt. La pensée humaine prenant conscience d’elle-même ne saurait être réductible à la matérialité qui en permet l’émergence. Ici, la réflexion s’intègre à une vision matérialiste, évolutionniste darwinienne et moniste, mais non réductionniste. Il n’existe pas d’aptitude élémentaire dont on puisse affirmer qu’elle différencie les humains. « L’animalité de l’homme est indéniable. » Pourtant il est doué d’aptitudes dont la combinaison aboutit à un niveau de conscience sans pareil. Les scientifiques se proposent d’élaborer un scénario plausible des processus évolutionnistes présidant à l’émergence de la conscience. Ils imaginent que le premier hominidé est le résultat de mutations géniques ayant provoqué un allongement de la durée de prolifération de certaines populations de cellules cérébrales. Ce primate est alors devenu capable d’imaginer l’avenir et de dresser des plans ; cette nouvelle propriété mentale, dans une optique darwinienne, avait toutes chances d’être préservée. Ainsi, une première forme de conscience serait la conséquence d’une innovation biologique.

Lorsqu’un être a conscience de son avenir, il y détecte un péril redoutable : sa mort. Avoir conscience de sa mort inéluctable, expliquerait le sentiment symbolique exprimé dans le chamanisme. Il s’agissait là d’exorciser l’angoisse de la mort, en imaginant un monde mythique, auquel la mort transformée en rite symbolique de passage donnerait accès.

L’émergence d’un sens moral ne peut apparaître que chez un être apte à juger de son action et capable de faire des choix, parce qu’il jouit d’un sentiment de liberté. Ces nouvelles aptitudes de l’humain se sont sans doute développées au sein d’une communauté, « dans l’économie d’un dialogue argumenté ». Homo n’a pu être humanisé que par le dialogue avec son semblable. Cette évidence de la valeur de celui grâce auquel je suis humanisé, constitue la base de la morale altruiste : ce qui lui nuit constituera le Mal.

Le processus « civilisationnel » peut être vu comme un scénario de masse critique et de réaction en chaîne. Partant de la culture de l’outil, l’accroissement culturel aboutit à la civilisation évolutive ; cela quand la culture créée devient suffisante pour augmenter la capacité créatrice de l’esprit acculturé. L’auto-amplification des capacités cognitives culturelles est le propre de l’homme, seul à disposer d’un langage symbolique combinatoire. L’aptitude humaine au langage est liée aux propriétés anatomiques du cerveau. L’illusion des gènes de « l’humanitude » a été battue en brèche. Le propre de l’homme est d’être parvenu à une masse critique de culture, à partir de laquelle l’évolution a cessé d’être biologique pour devenir culturelle.

À la prospective extrapolant la dérive actuelle, souvent jugée déshumanisante, de nos sociétés, est-il possible d’opposer une utopie fondée sur les principes de l’humanisme ? Dans l’histoire de l’humanité on peut voir une constante de son évolution, en considérant que de siècle en siècle, l’humanité a fini par imposer la primauté de la liberté individuelle sur toute autre valeur[16]. Pour certains penseurs, ceci justifierait toujours plus de libéralisme économique et le dépérissement de l’autorité politique.

On pourrait penser au contraire, compte tenu de l’augmentation démographique de l’humanité, de sa globalisation et de son urbanisation croissante, que plus d’organisation sociale, plus de solidarité et plus d’humanisme, devraient être ressentis comme de plus en plus nécessaires. Est-ce une Utopie ?

Comment redéfinir pour l’avenir les valeurs de l’Humanisme ?

Les idées du Siècle des Lumières sont aujourd’hui, pour de mauvaises raisons, déconsidérées par ceux qui interprètent les grandes catastrophes humaines du 20ème siècle comme des conséquences de la philosophie des Lumières et pensent qu’il faudrait ré-enchanter le monde, en se tournant à nouveau vers Dieu et la religion, ou le chamanisme et le tribalisme postmodernes.

Il convient donc de préciser les exigences fondamentales d’un humanisme de l’avenir, dans une définition acceptable aussi bien par les spiritualistes que par les athées. Par exemple :

Aujourd’hui et pour l’avenir, il est possible de redéfinir l’humanisme, comme l’attitude éthique prenant pour déterminant de tous les actes, de toutes les réalisations, de toutes les lois, ce qui est bon pour l’être humain en tant qu’individu, et en même temps bon pour l’humanité dans son ensemble et pour son avenir.

Et il faut insister sur l’indissociabilité de trois composantes de la doctrine, que sont : La volonté d’autonomie de l’individu, l’universalité des principes qui doivent régir la morale publique, et la finalité humaine qui doit être celle de tous les actes.

 Claude J. DELBOS

[1] L. de Broglie, la culture scientifique, in « Nouvelles perspectives en microphysique » p. 249 (cité par le Gd Robert)

[2] Tzvetan Todorov, « L’esprit des Lumières », Robert Laffont, Paris 2006. (G. O. 64654)

[3] Voir Tzvetan Todorov, (ouv. Cité) à qui nous devons beaucoup des d’idées ici-exprimées.

[4] Citation empruntée à Tzvetan Todorov, ouv. cité plus haut.

[5] Cette vision de l’histoire sera reprise par Hegel, puis Marx.

[6] Discours sur l’origine de l’inégalité (1755).

[7] « Législation primitive » 1829, t. 1, p. 250.

[8] T. S. Eliot « L’idée d’une Société Chrétienne » 1939.

[9] Soljénitsyne « discours de Harvard 1978.

[10] Jean-Paul II « Mémoire et Identité ».

[11] Voir Montesquieu, « Traité des devoirs » et « De l’esprit des lois ».

[12] Comme l’avait écrit Rousseau. Cité par Todorov.

[13] Diderot dans un article de l’Encyclopédie, cité par Todorov.

[14] E. Kant cité par Todorov.

[15] Axel Kahn : « L’homme, ce roseau pensant… Essai sur les racines de la nature humaine »

NiL éditions, Paris 2007.

[16] D’après : « Une brève histoire de l’avenir » de Jacques Attali.

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