Le Monde a consacré récemment son éditorial à un « exploit » scientifique dans le domaine de ce qu'on nomme la biologie synthétique. Le généticien américain Craig Venter et son équipe ont réussi à introduire un génome artificiel dans une bactérie pour en prendre les commandes, en réorienter le destin, en modifier à jamais la descendance. Intitulé « Vertiges de la biologie synthétique », cet article, tout en rendant hommage à « l'exploit », pointait ses implications vertigineuses et dangereuses pour l'avenir de l'humanité.
Les réflexions que cet article suscitait rejoignaient celles d'un commentaire de la revue Futuribles rendant compte d'un livre du philosophe Jean-Michel Besnier Demain les posthumains, qui avait récemment attiré mon attention. Le terme « posthumain » surtout m'avait interpellé ou plutôt alerté : après avoir consulté quelques sites vantant les mérites du « posthumanisme », j'ai lu avec intérêt toujours, effarement parfois, l'ouvrage de J.M.Besnier, objectif, bien documenté et passionnant de bout en bout.
Le sous-titre choisi par l'auteur est significatif et pour le moins inquiétant : « Le futur a-t-il encore besoin de nous ? ». Nous, c'est à dire les hommes, les êtres humains, les sujets de cet humanisme dont nous nous réclamons et que nous défendons. Humanisme certes non réductible à une seule définition, mais dont l'existence ne semblait pas devoir être remise en cause. Or ce livre, reprenant un certain nombre de réflexions et s'appuyant sur des recherches technoscientifiques de plus en plus poussées, envisage l'émergence de posthumains et d'un posthumanisme, et en conséquence la fin de l'humanisme.
J.M.Besnier, partant des acquis des sciences et des techniques contemporaines « interroge la diffusion des idées, des comportements, des fantasmes qui conspirent de plus en plus à rendre plausible et même désirable l'avènement d'une posthumanité ».
Rejeter cette inquiétante éventualité serait sans doute notre première réaction.
Mais l'extraordinaire accélération des innovations technologiques et biologiques suggère déjà une question fondamentale posée par l'auteur dans son introduction : « Comment obtenir que le posthumanisme signifie l'extension de nos valeurs aux réalités créées par nos technologies (par ex. aux clones, aux cyborgs ou aux robots) plutôt que l'annonce de notre autosuppression ou de notre destruction ? »
Nous verrons comment J.M.Besnier répond, à cette question en s'appuyant sur un appareil scientifique et philosophique impressionnant et ouvre un débat qui remet en question les valeurs que nous défendons.
Pour cette raison, même s'il nous agace, nous révolte ou nous embarrasse, nous ne pouvons traiter par le mépris ou le ridicule ce qu'on appelle désormais le posthumanisme .
Ce n'est plus de la science-fiction : l'état des recherches et connaissances actuelles et les scénarios envisagés nous transportent déjà au-delà de l'humain.
On se contentera ici de relever les principaux domaines de recherche qui, d'une façon ou d'une autre, prolongent, dépassent ou détournent nos facultés et nos valeurs.
- L'intelligence artificielle et l'informatique
- Les robots, notamment les androïdes très développés au Japon
- Les manipulations génétiques et le clonage
- La cybernétique et la création de cyborgs , créatures artificielles nées du mariage de la cybernétique et de la biotechnologie
- Les nanotechnologies, c'est à dire la fabrication et la manipulation de structures et de systèmes matériels à l'échelle du nanomètre (soit un milliardième de mètre)
Pour donner une idée des projets que la combinaison de ces divers domaines peut susciter, arrêterons-nous sur le programme américain NBIC, qui envisage la convergence des Nanotechnologies, des Biotechnologies, de l'Informatique et des sciences Cognitives. Trois axes de recherche qui ouvrent sur trois prophéties transhumanistes relativement répandues aujourd'hui :
- la fin de la naissance grâce au clonage et à l'ectogenèse( procréation d'un être humain-embryon et fœtus) dans un utérus artificiel
- la fin de la maladie grâce aux promesses des biotechnologies et de la nanomètrie
- la fin de la mort non voulue, grâce aux techniques d'uploading c'est dire le téléchargement de la conscience sur des matériaux inaltérables que préfigurent les puces de silicium.
D'autres recherches vont dans le même sens .
Les conséquences au plan philosophique et surtout humain sont bien analysées par J.M.Besnier.
La transformation du corps autorisée par la puissance biotechnique « risque de transformer l'esprit dans des proportions que l'éducation seule n'a jamais pu imaginer et ce, de manière irréversible ».
Première conséquence philosophique : la fin du dualisme cartésien et humaniste esprit/corps : le corps devenant épiphénomène dont la cybernétique promet la suppression.
On peut d'ores et déjà parler au sens technique d'une instrumentalisation de l'homme. La communication qui caractérise la vie moderne en donne des exemples quotidiens, ainsi la reconnaissance vocale fait de la voix un outil.
Dés lors se profile l'abandon de l'idéal d'autonomie, qui a été l'une des principales conquêtes des Lumières, comme si « devoir tout choisir et tout décider » devenait une contrainte et qu'il était plus simple de céder à la perfection de nos machines qui peuvent nous relayer.
Le posthumanisme se caractérise par cette logique technologique et consumériste qui banalise la manipulation de l'humain et qui favorise à la fois une augmentation du pouvoir de l'être humain et sa disparition en tant qu'être autonome .
Le posthumanisme est donc notre horizon, plausible et même probable
Dés lors il nous faut regarder en face le phénomène et remettre en perspective sinon en question l'humanisme et ses valeurs.
Et d'abord faut-il encore défendre l'humanisme ou envisager une philosophie et une morale nouvelles en phase avec le développement extraordinaire des moyens technoscientifiques?
J.M.Besnier aborde la question en opposant deux philosophes : Jurgen Habermas et Peter Sloterdijk . Retenons de ce débat un point précis mais qui aura valeur de symbole : le clonage.
Pour Habermas, le clonage reproductif conduit au naufrage de la nature humaine : si, un jour prochain, les clones s'intègrent dans la société, il lui paraît impossible de les adjoindre à l'espace de communication actuellement formé par les hommes, qu'il appelle « l'intersubjectivité », au-delà de ce que l'humanisme traditionnel avait circonscrit.
Le philosophe autrichien Peter Sloterdijk se place dans une perspective opposée, celle d'un posthumanisme susceptible de livrer une nouvelle échelle de valeurs. Pour lui la discontinuité métaphysique, entre « ce qui est né » et « ce qui est fabriqué » cède désormais la place à une continuité.
Si le clone ou le cyborg venait à se développer, il poserait le problème de l'intersubjectivité que peuvent réaliser des êtres de nature ou de facture différentes dans des termes que ne paraît pas imaginer Habermas.
Que conclure ? J.M. Besnier tranche nettement : « Plutôt que de nous crisper sur les positions morales qui garantirent la sécurité du monde d'hier, nous devons faire face et mobiliser les ressources de l'imaginaire. »
Dés lors faut-il limiter l'application des valeurs morales aux seuls humains ?
Là encore nos certitudes humanistes vacillent devant le « message » de l'intelligentsia posthumaniste.
Ses défenseurs expriment la tentation de substituer à la position prétendument toute-puissante du sujet (le cogito cartésien) le préalable de sa relation avec les autres, les non-humains, pour lesquels on revendique une dignité ontologique que l'anthropocentrisme traditionnel leur refusait.
L'éthique se substitue à la morale.
A la morale qui privilégiait le face à face de la conscience solitaire avec la nature, on préfère l'éthique qui fonde le bien-vivre des hommes sur une relation pacifiée avec le non-humain, qu'il s'agisse des animaux ou des machines.
Conséquence, les pothumanistes envisagent tranquillement d'accorder des prérogatives à ces robots de plus en plus perfectionnés avec lesquels il faudra coexister ; une « charte éthique des robots » est en cours de rédaction en Corée du Sud....
Mais nous avons peur d'intégrer dans notre univers intellectuel et moral ce que nous avons généré : la technique, la puissance des machines, dont nous laissons la maîtrise aux ingénieurs, techniciens et technocrates.
On comprend mieux pourquoi les utopies posthumanistes apparaissent de plus en plus fréquemment : elles sont une nécessité pour se préparer à un avenir où la machine et la technique seront forcément dominantes.
A l'obsession de s'arracher à la nature, qui avait caractérisé la modernité issue des Lumières, se substitue l'aspiration à transgresser la nature humaine. D'où un certain nombre de remises en cause traduites en utopies à la frontière de la recherche et de l'imaginaire.
- le langage, accusé d'incapacité à décrire le réel de manière univoque et de réduire la nature aux concepts que la philosophie occidentale pouvait forger. Les « théoriciens » posthumanistes redécouvrent les théories d'Alfred Korzybski (1879_1950) dont la « sémantique générale » remet en cause le préjugé identitaire sur lequel repose le langage depuis Aristote. Inspiré par les logiciens et les physiciens de son temps, il part de l'idée que le principe qui voulait que tout objet soit clairement identifiable dans l'espace et le temps n'est plus valable : il faut donc en finir avec la logique et les catégories d'Aristote et adapter le langage à la complexité du réel.
- La substantialité de l'homme, l'homme peut désormais être modelé. Sa plasticité est indéfinie, comme le montrent les neurosciences ( un cerveau lésé peut se reconstituer) ou les anthropologues, qui découvrent au gré des cultures les multiples façons d'être humain. A l'idée substantielle de l'homme qui sous-tend l'humanisme, le posthumanisme veut substituer la thèse de sa malléabilité, exploitable grâce aux sciences et aux techniques.
- Le processus naturel de la naissance et de la mort, en effet les processus « d'autoproduction »- clonage, utérus artificiel - existent déjà, qui nous délivreraient de la nécessité de la naissance. Mais les rêves posthumanistes vont plus loin. Ni plus ni moins que l'immortalisation : la congélation des corps ou le téléchargement de la conscience nous débarrasserait de l'inconvénient d'avoir à mourir !
Le terme de « vertiges », qui faisait le titre de l'éditorial du Monde, semble faible face à ce que J.M.Besnier appelle « cette folie antinaturaliste ». Mais les promesses de la science et de la technique qui la nourrissent rendent bien dérisoires les appels à la sagesse et à la mesure.
Réfutant à la fois le fanatisme des positions extrêmes du posthumanisme et la défense systématique d'un humanisme qui refuserait le réel, l'auteur ouvre un débat qui doit être au cœur de la réflexion des membres du Cénacle.
Un humanisme qui ne se borne pas à une « réaction crispée » contre le posthumanisme est-il encore possible ?
Les valeurs fondamentales de l'humanisme sont en question :
La question kantienne « Qu'est-ce que l'homme ? » doit-elle être remplacée par la question inhérente aux progrès scientifiques « Quel type d'homme allons-nous construire ? » ?
Une morale est-elle encore possible, alors qu'elle suppose un monde stable, des repères définis ?
La réponse à ces questions demande qu'on tienne compte des faits, c'est à dire des avancées scientifiques et technologiques mais aussi de l'évolution psychologique de l'homme moderne.
Comme nous l'avons vu, la question de savoir où commence et ou s'achève l'humanité en l'homme s'est complexifiée. Sur le plan génétique d'abord, par les manipulations de tous ordres ( cellules souches, nanotechnologies...), sur le plan cognitif d'autre part, on considère aujourd'hui que le « moi » n'est pas donné à l'humanité comme un attribut spécifique, le « Soi » se construit, comme l'a montré Paul Ricoeur, et il y a une activité cognitive chez les animaux. En ruinant ce fondement de la subjectivité les sciences cognitives bousculent les privilèges de l'homme, hérités du cogito cartésien.
Alors est-ce la fin de la morale ? Non, selon J.M.Besnier, si la situation créée par la technique bouscule l'ordre du permis et du défendu qui en est le fondement, elle n'invalide pas la recherche du bien-vivre individuel et collectif que les Grecs nommaient « éthique ».
Ainsi on rencontre un nombre croissant d'ingénieurs ou de techniciens soucieux de contribuer à un monde désirable et de soutenir le caractère humaniste de leur activité (cf. les comités de bioéthique).
En fait l'éthique moins abstraite et moins unilatérale que la morale cherche à tenir compte des circonstances et des éléments qui composent l'environnement existentiel des hommes et à assurer la pacification des rapports de l'individu avec ce qui l'entoure.
Sa promotion actuelle est en rapport avec une préoccupation de plus en plus marquée pour les ensembles, les structures et les systèmes contre une culture qui privilégiait la toute-puissance du sujet face à son environnement .
Le bien-vivre des hommes est au prix de leur pacification avec le non-humain, qu'il s'agisse des animaux, des machines ou de tous les artefacts par lesquels nous organisons nos relations avec les autres.
Certains penseurs partent de cette complexité acceptée pour envisager une nouvelle relation au monde, qui serait aussi un nouvel humanisme.
Ainsi de la « cosmopolitique », concept forgé par Isabelle Stengers et Bruno Latour, qui envisage la manière dont les êtres organisent leur milieu et celle dont leur habitat satisfait aux exigences de ce milieu, dans le sens d'une convergence entre l'humain et le non-humain.
L'idée de « Contrat naturel » de Michel Serres va dans le même sens, elle exprime le fait que nous avons affaire non seulement avec des hommes mais aussi avec des plantes, des animaux, des objets, bref avec tout ce qui forme la totalité ouverte dont s'entretient notre existence individuelle et sociale.
« Cosmopolitique », « Contrat naturel », autant de façons de s'en prendre à la politique issue d'Aristote et de Kant qui s'en tient exclusivement à l'intersubjectivité humaine, et ouvrir le dialogue avec le non-humain qui nous fait - justement - humains...
Cet avenir rose ou vert qui s'ouvre sur un nouvel humanisme ou plutôt un transhumanisme en harmonie avec l'ancien et le nouveau monde pourrait
nous rassurer si le regard sur le présent ne suscitait pas de l'inquiétude voire de l'angoisse concernant la situation de ce qu'il faut bien encore appeler l'humanité.
Arrêtons nous sur deux points développés par J.M.Besnier.
Le culte actuel de l'émergence, remise en cause du principe cartésien exigeant qu'il n'y ait jamais plus de réalité dans l'effet que dans la cause d'un phénomène, c'est à dire jamais de surprise sinon de miracle dans le cours des choses. La science proposait ainsi une conception du monde qui garantissait la stabilité et les valeurs morales nécessaires à l'action dans ce monde.
Or cette conception mécaniste est remise en cause, notamment à la lumière des exemples étudiés par des climatologues et des immunologues, dans lesquels un effet paraît sans commune mesure avec sa cause.
Certains chercheurs en ont tiré des théories : la promotion du chaos et de l'émergence, le principe d'immaîtrise, le « bordel ambiant » etc... autant de perspectives qui détruisent le statut de l'ingénieur issu des Lumières. J.M.Besnier cite un des chantres de ce new age scientifique, Jean-Pierre Dupuy, dont les propos ont le mérite d'être clairs : « L'ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par finalité. (...)Ce qui va cependant porter cette visée de non-maîtrise à son accomplissement est le programme nanotechnologique, ce projet démiurgique fait de toutes les techniques de manipulation de la matière. Pour la mettre en principe au service de l'humanité. »
« En principe, espère-t-on en effet... » La conclusion ironique de J.M.Besnier justifie a minima l'effarement du lecteur : « apprenti sorcier par finalité », « projet démiurgique », « toutes les manipulations de la matière »... Ce rejet de l'idéal cartésien de maîtrise ne conduit-il pas , comme le suggère l'auteur, « à l'annulation même de l'initiative humaine » ?
Le deuxième point met aussi en évidence ce qu'on pourrait appeler la dilution de l'humanité. Et cette fois il ne s'agit pas du futur mais du présent : « la culture Internet » dans laquelle nous baignons désormais.
Les technologies de l'information et de la communication abolissent les frontières, on peut les dire dématérialisantes, elles sont, de ce fait, propices aux intérêts de l'esprit, elles consacrent le triomphe du flux sur les objets ; plus elles envahissent notre espace, plus elles le virtualisent.
Ainsi l'extension d'Internet a bouleversé non seulement l'organisation de nos échanges à l'échelle du monde mais aussi nos façons de penser et de nous comporter les uns par rapport aux autres.
Pour les internautes penseurs et optimistes, nous pouvons ainsi éprouver notre solidarité à l'échelle de la planète, l'écrasement de l'espace et du temps a « réalisé une proximité qui rend pensable la fusion »....
Mais il existe aussi - heureusement - des sceptiques. Un philosophe slovène Slavoj Zizek compare ironiquement la cyberidentité dont se prévalent les internautes au café décaféïné, c'est à dire privé de sa substance !
J.M.Besnier stigmatise ainsi l'idéologie de l'infosphère qui « réduit notre appartenance à l'humanité à l'immersion, dans le milieu englobant constitué par les réseaux numériques » .
Le posthumain serait d'abord le refus de voir en l'homme un acteur encore susceptible d'affronter l'adversité , fût-elle celle de la nature ou de la technique .
Il est temps de conclure .
Je me garderai de trancher . Dans son chapitre de conclusion l'auteur reste d'ailleurs prudent et s'interroge. Il a voulu, dit-il, faire « le portrait de l'homme contemporain, tantôt angoissé tantôt exalté par les perspectives de transformation de soi que lui offrent ses technologies. »
En faisant le compte des arguments qui rendent possible l'idée d'un posthumanisme, il aboutit à la conclusion que l'humanisme est devenu impraticable dans les termes que les philosophes issus de la Renaissance européenne lui ont appliqués.
Cela mérite , me semble-t-il, réflexion et discussion.
Nous nous réclamons à juste titre des Lumières, mais n'oublions pas qu'elles se fondent sur une conception « progressive » de l'humanité et non sur une « crispation » idéologique qui en fixerait les valeurs.
Le livre de J.M.Besnier, si discutable soit-il dans ses conclusions, a le mérite de nous obliger à être lucide sur le monde contemporain et à voir dans les recherches et les utopies posthumaines non pas un délire de l'imaginaire mais un appel à mieux regarder le présent pour garantir un avenir où l'humain aura encore sa place.
Le futur a-t-il encore besoin de nous ? Assurément oui, si nous savons rester des acteurs de notre vie et de notre planète et non des consommateurs passifs et instrumentalisés.
Daniel Campagne
7/06/2010