Appel aux soldats de l’An II et aux hommes et femmes de bonne volonté, souhaitant changer le monde

 Entre confinement et déconfinement, la crise sanitaire actuelle constitue un moment stupéfiant qui nous interpelle tous. La période est évidemment propice à la réflexion. Elle nous invite surtout à nous engager pour l’avenir.

Avant même la crise du coronavirus, il semblait en effet que plus rien ne pouvait arrêter la course frénétique de l’humanité vers sa propre destruction. Déjà annoncée, la fin du monde semblait inéluctable, notamment en raison d’un réchauffement climatique qu’il semblait dorénavant vain d’espérer stopper. Des épisodes météorologiques catastrophiques laissaient entrevoir les premiers signes de l’Apocalypse et la pandémie mondiale a ainsi marqué définitivement et très concrètement le passage vers le monde d’après, vers cet « ailleurs sombre » devenu notre réalité.

Certains aujourd’hui constatent aussi l’arrêt de toute activité, la mise de notre monde en mode « pause » avec peut-être quelques aspects bénéfiques, notamment pour l’environnement. A un autre niveau, comme Edgard Morin, il est possible de se demander « si les dé-confinés reprendront le cycle chronométré, égoïste, consumériste avec, peut-être, un essor de la vie conviviale et aimante ? ». D’autres « éclaireurs » annoncent « le passage d’un ancien monde qui se meurt dans l’attente d’un nouveau monde qui se prépare à naître ».

Rien ne sera donc plus comme avant ?

Pour notre part, nous considérons qu’il est illusoire de se contenter de vœux pieux ou de penser que par enchantement, la situation du monde va s’améliorer. La main invisible ne deviendra pas soudain philosophique, et encore moins philanthropique. L’oubli risque de l’emporter rapidement et les affaires reprendront, comme après la crise économique de 2008 : « same as usual »

Les enseignements de l’épreuve doivent pourtant être tirés. Il est évidemment possible d’espérer que la période à venir marque une rupture forte avec la précédente, en permettant des évolutions plus raisonnables, plus justes, moins matérialistes et plus humaines. Mais cela ne se fera certainement pas sans des confrontations politiques pour lesquelles les forces de progrès doivent s’organiser et se mobiliser, d’où cet appel.

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Initialement, le progrès devrait s’entendre comme une manière de prendre en considération les besoins et aspirations les plus essentiels de l’homme pris en tant qu’individu. Vivre décemment, se nourrir, se loger, trouver un emploi, être utile à la collectivité. Durant « les trente glorieuses », l’état providence ajoutait la protection sociale, le droit à la santé, à l’éducation et à la retraite. En période de plein emploi, le système se finançait sans difficultés, et il était ainsi même toujours possible de rêver à un monde encore meilleur.

Mais il s’agissait là d’une vision occidentale, refermée sur elle-même, qui ne considérait alors qu’à la marge ce que l’on appelait « les problèmes Nord-Sud ».

Depuis, cette conception du progrès a été partiellement balayée par une autre, beaucoup plus puissante, qu’affirment sans exception aujourd’hui les peuples de tous les continents. Des peuples qui comptent sur la globalisation, la circulation des capitaux, sur les délocalisations pour sortir de la misère et des inégalités les plus criantes. Des hommes et des femmes qui comptent sur le progrès technique et économique pour d’abord survivre, manger, élever leurs enfants, vivre mieux et même peut-être, comme les occidentaux, devenir des consommateurs et accéder aux hochets du progrès matériel.

Au cours des dix dernières années, nous avons finalement assisté à un fort désenchantement du monde, et à une prise de conscience que la dynamique posait des problèmes, que nous nous dirigions rapidement, et inexorablement vers des zones de fortes turbulences. La mondialisation néolibérale et le développement d’une civilisation numérique, nous ont ainsi progressivement propulsés vers un nouveau monde, offrant des potentialités, certes exceptionnelles, mais laissant surtout, de plus en plus, entrevoir concrètement le pire. Nous faudrait-il considérer que l’évolution du monde ne pourrait que passer par une phase où un Léviathan destructeur opérerait le plan diabolique de la table rase ?

Finalement, l’idée du progrès serait régressive au XXIème siècle. Tout ce qui semblait possible il y a simplement une cinquantaine d’années ne le serait plus. La création de richesse générée par un capitalisme financiarisée et mondialisée, ne serait plus à même de répondre à nos aspirations. Est-il simplement concevable d’espérer vivre mieux, penser que l’on peut encore construire rationnellement, réguler les dynamiques économiques, financer les besoins essentiels en faisant preuve d’un minimum de solidarité ? Est-il simplement encore possible d’agir politiquement ?

La période du confinement aura en tout cas permis un temps de réflexion salutaire et sans doute le partage de plusieurs constats sur lesquels s’accorder. En premier lieu, le moment est sans doute venu de retrouver une perception plus tranquille du temps. De nombreux sociologues ont décrit l’accélération générée par les nouvelles technologies. La frénésie ambiante est sans doute un des signes les plus inquiétants de l’évolution actuelle. Selon le proverbe traditionnel : « l’homme pressé est déjà mort ». L’archétype de « l’homme pressé », désireux de vivre intensément est d’ailleurs « coté » à la baisse et le retour à la réalité est cruel : victime de « burn out », la retraite ne lui offre plus souvent que la perspective d’un « enfer pauvre ».

Mais il ne s’agit pas ici simplement de retrouver la douceur de vivre. La question est surtout posée en termes d’organisation publique, et elle n’est pas neutre politiquement : faut-il toujours agir vite et surtout librement, sans contraintes. On pense à Prométhée et Epiméthée : « celui qui pense avant », « celui qui pense après ». L’enjeu majeur est de pouvoir retrouver collectivement le temps de la réflexion et d’une capacité de maitrise raisonnée des événements, une capacité de retrouver le temps long, celui de l’organisation solidaire de notre avenir, pensé, débattu, validé démocratiquement. Faisons donc les choses lentement et vivons dans un temps apaisé !

Sur le plan international, après la guerre froide et l’espérance d’une « fin de l’histoire », après le temps d’un dialogue constructif de la communauté internationale, l’heure est à l’impasse.

La stagnation de l’Europe est patente, au moment où l’Angleterre et la France, les deux grands empires coloniaux du XIXe siècle, s’effacent toujours plus de la scène internationale.

Dans ce contexte, la gouvernance mondiale n’apparaît plus aujourd’hui comme simplement efficiente. De nombreuses puissances, parmi les plus notables du moment, sont gouvernées par des dictatures ou élisent des leaders étonnamment grotesques… mais vraiment problématiques. Exemple symptomatique : ainsi, en pleine pandémie mondiale nous assistons par exemple à la mise au ban de l’OMS.

Sur le fond, nous sommes surtout passés peu à peu d’un multilatéralisme à un bilatéralisme assumé, qui n’a vocation qu’à faire régner la loi du plus fort ou l’opportunité du moment.

Les dernières années ont vu de multiples conflits locaux se développer sans que l’ONU puisse agir utilement. Selon la formule, il faut « préparer la guerre pour avoir la paix ». Mais combien de ressources dans ce but alors que toutes les velléités de désarmement sont à l’arrêt ? Dans ces conditions dans quelques temps une aggravation des tensions apparaît inévitable et les pacifistes n’auront plus que leurs yeux pour pleurer.

Au XXI siècle, le dialogue au niveau mondial n’est pas un « grand jeu », il doit être une obligation impérative, imposant de mener des discussions sérieusement pour trouver des compromis raisonnables.

Dans ce contexte, l’Europe est depuis de nombreuses années, défaillante. À tort ou à raison, elle est en tout cas de plus en plus incomprise, critiquée et n’apparaît plus finalement que comme l’explication ou la justification de l’impuissance collective et de l’affaiblissement individuel de ses membres. Le Progrès le plus notable du moment est intervenu, étonnamment, avec l’expression d’excuses publiques à l’attention de l’Italie, maigre avancée, au moment où les frontières se sont fermées avantageusement et où la mutualisation de la dette annonce un nouvel échec. Dans la pratique, ne faut-il pas à un moment faire le constat que c'est surtout le néolibéralisme qui est à l'ouvrage à Bruxelles ?

« Qui trop embrasse mal étreint » ? Les nations sont-elles vraiment vouées à l’extinction ? La crise actuelle démontre en tout cas que partout dans le monde, et en Europe en particulier, le sort des populations se gère au niveau des nations. L’Europe de demain doit cette fois vraiment évoluer. Il faut refonder l’union des Nations européennes, sans doute sur de nouvelles bases. L’heure de vérité est sans doute proche, avec son lot de réformes radicales. Il y a démocratiquement une obligation de résultat.

Il faut avoir le courage de penser l’Europe autrement, et faire travailler les nations européennes d’une façon plus efficace. A défaut, il faudra sans doute revoir l’ambition européenne à la baisse, et opter sans doute pour de simples coopérations ponctuelles, à géométrie variable … mais qui fonctionnent.

Tout cela intervient surtout au moment où les inégalités n’ont jamais été aussi visibles.

Dans le village mondial, ainsi, à quelques kilomètres de distance, l’inégalité de revenus entre, par exemple un saoudien ou un qatari et un somalien ou un nigérian apparaîtrait sans doute totalement surréaliste à un sociologue venu d’une autre planète. Même dans un pays réputé très égalitaire comme la France, les inégalités semblent n’avoir jamais été aussi fortes, comme l’a par exemple illustré la crise des gilets jaunes, qui n’est d’ailleurs pas résolue.

La crise sanitaire montre aussi que les besoins nécessaires à la société pour fonctionner sont assurés par des travailleurs rémunérés à des niveaux très faibles. C’est aussi le cas des services publics, plus sinistrés que « régaliens » ou de secteurs comme la santé ou l’éducation, dont l’utilité ne se discute pas, mais qui rencontrent pourtant de plus en plus de difficultés à obtenir les financements nécessaires.

Dans le même temps les paradis fiscaux prospèrent et la taxation des GAFA, des mesures comme la taxation des mouvements financiers, ou même simplement des vols aériens n’arrivent pas, depuis des années à aboutir. Le maintien des souverainetés nationales est alors une excuse bien utile - dumping oblige - permettant d’opposer des fins de non-recevoir à toutes tentatives de réforme.

« Si vous trouvez que l'éducation coûte trop cher, essayez l'ignorance ! » aurait dit Abraham Lincoln. Nous y sommes ! Tant de forces d’ignorance et d’incurie à l’ouvrage ! Lincoln était aussi connu aussi au passage pour ses prises de position anti-esclavagistes. Quel serait aujourd’hui son regard sur le monde d’aujourd’hui ? Quel serait aujourd’hui le « New deal » de Roosevelt au moment où l’activité économique doit impérativement se remettre en mouvement et où il ne sera peut-être bientôt plus simplement possible de spéculer sur une économie réelle considérablement affaiblie ?

Finalement, une régulation économique est-elle oui ou non possible ?

La misère, le travail pauvre, la concurrence de tous par tous, sont-ils des fatalités ? Pourquoi faudrait-il toujours privilégier le rendement plutôt que l’emploi. La mécanisation et la robotisation devaient à l’origine apporter un certain confort de vie, voire la prospérité, pas le moins-disant généralisé. Il faut encore rappeler en la matière des appréciations pas si lointaines, d’un capitaliste emblématique comme Henry Ford, qui considérait indécent, voire dangereux de laisser une différence de revenus de l’ordre de 1 à 60 entre un patron et ses employés. Serait-il simplement concevable de fixer aujourd’hui, comme un objectif raisonnable, une différence de revenus de l’ordre de 1 à 6.000 ?

Quelle dictature du prolétariat proposer ? Quel révolutionnaire exhumer ?

Chacun perçoit bien que dans la situation actuelle les seuls bons sentiments ne sont pas suffisants. A un autre niveau, la préservation des ressources naturelles, la protection de l’environnement, sont de bons exemples. Comment vraiment inverser la trajectoire ? Que faire ? Quelles solutions adopter ? Serait-il possible de désigner démocratiquement, au niveau mondial forcément, deux assemblées souveraines, l’une politique et l’autre représentative des états ? Ou un collège de sages ? Serait-il possible de donner « pleins pouvoirs » à un groupe de « rois philosophes » comme l’imaginait Platon ?

La crise sanitaire actuelle a également interpellée sur la question des libertés individuelles et de la surveillance de masse. Une dystopie est aussi souvent considérée comme une utopie qui vire au cauchemar, une contre-utopie en quelque sorte. Le roman 1984, avec un récit édifiant, dépeignant une société imaginaire, organisée de telle façon qu'elle empêche finalement ses membres de s’émanciper ou d'atteindre le bonheur. 1984 est souvent considéré comme un chef d’œuvre du genre mais aujourd’hui l’anticipation frise la réalité actuelle. Mais la différence entre dystopie et utopie est aussi ténue et le sort des événements ne tient parfois qu’à un fil, comme par exemple, l’action de quelques résistants ou militants, de quelques « soldats de l’an II ».

Finalement, que signifie le progrès de l’homme au XXIème siècle ?

Selon Kant, l’humanité pourrait franchir un grand pas en avant si elle n’avait pas peur de son propre entendement. « Sapere aude » reste totalement d’actualité. Nous nous situons dans une ère nouvelle où la technologie impose ses propres valeurs et d’une certaine manière sa propre idéologie. Pourtant, Rabelais n’a-t-il pas également écrit : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ?

La dématérialisation numérique accroit encore la tendance à l’individualisme. La déshumanisation, la perte du sentiment de solidarité sont ainsi devenues des tendances lourdes, qui visent toujours à optimiser le fonctionnement d’une économie financiarisée et mondialisée omnisciente. Mais à défaut de régulations, bien des catastrophes se profilent à l’horizon. La crise actuelle a encore posé de manière particulièrement aigue les problèmes de la solidarité intergénérationnelle et de la fin de vie. Que dire concernant la « fraternité à la française » ou la bienveillance que les anglo-saxons, appellent le « care ». « L’humanisme, n’est pas seulement la conscience d’un besoin de solidarité humaine, c'est aussi le sentiment d'être à l'intérieur d'une aventure, une aventure inouïe, au sein de l'aventure elle-même stupéfiante de l'univers ». « Mon humanité est inextricablement liée à ce qu'est la vôtre » a théorisé Desmond Tutu. La parabole d’enfants se partageant un panier de fruit est connue : « Ubuntu. Comment l'un d'entre nous peut-il être heureux si tous les autres sont tristes ? ».

« Liberté, Egalité, Fraternité » reste bien une belle contribution au monde, toujours à actualiser : Conscience et éthique de la Liberté, pour une émancipation raisonnée, et peut être aujourd’hui une redéfinition nécessaire du projet humain. Egalité, pour partager les richesses ou restreindre le champ des ressources de manière équitable. Fraternité, pour cette prise de conscience bien comprise que l’humanité est interconnectée et fragile, pour mieux vivre ensemble tout simplement.

Il est encore temps de stopper la mécanique funeste à l’œuvre sous nos yeux, sans avoir à subir d’autres avertissements ou d’autres électrochocs. Il y a là sans doute un large consensus, une vision très majoritaire, mais il est aussi nécessaire de s’appuyer sur un mouvement, un parti de progrès, qui assume la lutte sociale, qui soit en mesure de tracer de vraies perspectives d’espoir, et dont la première des qualités serait déjà à ce stade de pouvoir représenter une alternative crédible pour assumer une telle responsabilité collective.

Le projet humaniste, hérité de la révolution française et ses évolutions ultérieures restent aujourd’hui une forme cruciale de résistance, un objectif vers lequel tendre, une direction vers laquelle aller. Le siècle des lumières portait cette vision novatrice. Faisons-en sorte de porter cette place singulière et n’ayons pas peur de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons encore apporter au monde.

Aurions-nous déjà contribué à l’exprimer, que nous pourrions déjà être satisfaits.

 

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