L'argent qui n'existe pas

Sous ce titre iconoclaste et provocateur, je voudrais montrer, non pas que rien n'existe dans le monde économique et de la finance, mais que l'argent en tant qu'instrument des transactions financières, a pris une importance disproportionnée, qui ne reflète en aucun cas ce pour quoi l'argent existe.

 

En effet, les transactions économiques furent, à l'origine, basées sur le troc. Ce modèle atteignit assez vite ses limites. Il fallait inventer un système qui permettait de fluidifier ces transactions et de leur donner la possibilité de se prolonger dans l'espace et dans le temps. Plusieurs solutions furent mises en place, et la monnaie, basée sur un métal précieux, c'est-à-dire rare, fut très vite la bonne solution.

 

Ce système, bon an mal an, permit à une économie mondiale à petite croissance économique, ou à croissance économique nulle, de se développer.

 

L'argent étant le véhicule permettant aux biens de circuler, une économie peu productrice de croissance se contente d'une masse monétaire assez stable. D'ailleurs les découvertes de nouvelles mines d'or ou d'argent métal, furent la plupart de temps accompagnées d'une augmentation de croissance, ce qui prouve le lien étroit entre la masse monétaire et les biens produits.

 

Le XXème siècle a modifié, surtout dans les dernières décennies, les équilibres qui avaient déjà été mis à mal à de nombreuses reprises depuis environ deux siècles. Pour être bref et revenir directement au sujet qui nous intéresse, la porte qui restait entrouverte, fut définitivement ouverte en grand par le Président Richard Nixon, qui supprima l'équivalence or-dollar.

 

Pourquoi donc l'argent n'existe pas, et pourquoi est-il si difficile, malgré les preuves de le faire admettre ?

 

En fait, c'est à l'échelle macro-économique que l'argent n'existe pas, mais il existe, bien évidement, à l'échelle de chacun de nous. J'aurais du mal à faire comprendre à quelqu'un qui a des difficultés de fin de mois, ou à une entreprise qui n'arrive pas à boucler son échéance, que l'argent n'existe pas. Mais il y a la même différence, en changeant d'échelle au niveau économique, qu'il y en a en matière de physique entre la mécanique quantique, qui concerne le microscopique, et l'échelle de l'humain et de ce qui l'entoure. Nous avons par exemple beaucoup de mal à admettre qu'une particule peut être à deux endroits en même temps parce que cela dépasse notre entendement commun, alors que l'expérience va prouver que c'est vrai à l'échelle de l'infiniment petit. Le changement de référentiel rend les choses différentes.

 

En matière d'économie, je ne dis pas que rien n'existe, mais je dis qu'il faut revenir aux fondamentaux. Ce qui existe, ce sont les capacités que nous avons à produire des biens et des services. Le tissu industriel, les capacités de recherche, les élaborations de services, tout ce qui permet à nos sociétés développées de jouir d'un confort et d'une qualité de vie, jusqu'à présent inégalés, voilà ce qui existe et qu'il faut à tout prix préserver et améliorer, et la marge d'amélioration est grande.

 

L'argent, lui, est dévoyé. Il est sorti de son rôle de véhicule permettant les transferts de biens et de services. Cet objet virtuel est devenu un bien en lui-même, et un bien qui, malheureusement aujourd'hui, rapporte plus que ce qu'il est supposé représenter. En effet, il est quasiment impossible à un groupe industriel ou de service, de réaliser annuellement, sur une longue période, une rentabilité de 15%, alors que le moindre fonds de pension ou fonds d'investissement va les réclamer à l'entreprise dans laquelle il va s'introduire. L'argent ne remplit plus son rôle, mais vit sa vie de manière autonome, avec sur le monde de l'économie un avantage, qui est celui de la mobilité et du transfert presque instantané.

 

Je différencie donc l'argent monnaie réelle de tout un chacun, qui permet de remplir le panier de la ménagère, et l'argent monnaie virtuelle des fonds d'investissement ; mais également en négatif les dettes que peuvent avoir des Etats ou des systèmes sociaux.

 

Personne ne s'étonne qu'une augmentation de 10% de la bourse de New York crée des milliards de dollars, et qu'à l'inverse une baisse les fasse disparaître.

Peu de gens se posent la question de savoir « à qui » est dû le trou de la sécurité sociale ou le déficit de l'Etat. Une petite analyse nous permet de voir que cette dette, en France, est due soit à la caisse des Dépôts et Consignations, soit à des Institutionnels, banques ou compagnies d'assurances, qui tous les placent à des particuliers ou à des sociétés, à qui ils peuvent ainsi servir des intérêts. Pour être bref et sommaire, nous avons une dette sur nous-même.

 

D'ailleurs, si nous les comparons aux dettes de la moyenne des foyers, en ce qui concerne les crédits à la consommation ou immobiliers, qui représentent souvent plusieurs années de revenu, les différents montants dus sont ridiculement faibles.

 

Nous avons été alarmés sur le fait que le budget de l'Etat français était en déficit depuis 1905. Peut-on avoir une meilleure démonstration de la différence entre un Etat et une entreprise, car a-t-on déjà vu une société de droit privé qui soit restée près d'un siècle en déficit ? Bien sur que non, et la question est plutôt comique.

Dire, donc, que l'argent est dévoyé et poser la question : Que faire de la dette si nous conservons nos capacités de production, de biens et de services ? Cela n'a absolument aucune importance. Mais dans un monde judéo-chrétien où le bien est le produit du travail et où la dette est si souvent associée au mal, cela choque profondément. Combien de fois entend-on que l'Etat doit être géré comme le budget de la ménagère ! Eh bien non, un Pays ne se gère pas comme la ménagère gère son budget.

 

Dire, comme on a pu l'entendre, que la France est en faillite, ce n'est pas seulement stupide, c'est en plus, indécent au regard de l'histoire, mais également au regard de certains pays qui, eux, n'ont pas de développement industriel. Un pays qui construit des automobiles, des trains, des avions, des centrales nucléaires, qui produit des logiciels informatiques, qui a un système de santé qui marche, qui a une production agricole très excédentaire, et un savoir faire et une expérience dans quasiment tous les domaines ; il est en effet indécent de dire qu'il est en faillite.

 

En janvier 2008, les économistes nous ont expliqué que 5 200 milliard de dollars étaient partis en fumée. Lors de la dernière crise financière concernant les subprimes, afin de sauver certaines banques anglaises, la banque centrale européenne a créé ex-nihilo 350 milliards d'euros, qu'elle a prêtés aux banques, qui les lui ont ensuite rendus ; puis elle les a fait disparaître. Tour de passe-passe qui laisserait pantois Oudin le magicien, lui-même. Il fallait le faire, et il était bien de le faire, mais nous touchons là l'aspect virtuel de la masse monétaire, et la valeur que l'on veut bien donner aux choses ; nous entrons là dans la psychologie.

 

J'avais été éveillé il y a bien longtemps, par la lecture de l'Utopie de Thomas Moore, à ce coté dérisoire de la valeur que nous voulons bien donner aux choses. Nous entrons dans le domaine du subjectif et de l'affectif. Ces plages aux galets en or qu'il nous décrit et qui n'ont aucune valeur pour les habitants de ces îles, nous font toucher du doigt, avec humour et dérision, l'aspect conventionnel de l'argent. C'est une simple convention entre parties. Aujourd'hui, les millions d'euros que peuvent valoir une œuvre d'art contemporain, qui peut ne plus valoir grand-chose quelques années plus tard, c'est une simple convention, mais qui certes existe bel et bien.

 

Lorsque j'entends dire que nous ne sommes plus suffisamment riches aujourd'hui, pour envoyer un vol habité sur la lune, j'ai l'impression de me trouver dans le ridicule vu par Thomas Moore, ou l'argent devient la seule valeur, alors qu'il ne devrait être que le reflet de la valeur d'un bien réel. Il aveugle et fait perdre leur discernement aux meilleurs, qui en toute bonne foi incitent à une rigueur de mauvais aloi. Pourquoi de mauvais aloi ? Parce qu'il ne faut pas faire d'économies. Ce qu'il faut faire, c'est gagner en efficacité, en rationalité et en technicité dans la préservation de notre planète. Nous ne voyons malheureusement que les paillettes.

 

Mon inquiétude aujourd'hui n'est donc pas le déficit de tel ou tel organisme. Mon inquiétude est la destruction qu'un système financier devenu fou opère, sur notre tissu industriel et économique. La valorisation boursière d'un groupe ne se fait plus sur le montant de ses actifs, mais sur la seule rentabilité des capitaux investis, entraînant obligatoirement la destruction de l'emploi et le non investissement à long terme. Comment un président de société peut-il aujourd'hui expliquer à ses actionnaires qu'il fait une politique qui portera ses fruits dans dix ans ?

 

Comment ne pas frémir quand on entend un dirigeant d'une grande entreprise, Monsieur Tchuruk, pour ne pas le nommer, dire et expliquer qu'il veut faire un groupe industriel sans usines ! Nous avons vu le résultat.

 

Les analystes financiers évaluant la valeur d'un industriel de l'automobile, en grande partie en fonction du temps qu'il lui faut pour construire une voiture, comment ne pas s'étonner de voir les dirigeants de ces industries faire appel de plus en plus à la sous-traitance, souvent  étrangère, et ainsi, anéantir le tissu industriel automobile, comme aux Etats-Unis, sans se rendre compte qu'ils tuent par là même leurs clients potentiels.

 

Nous sommes passés avec excès d'un capitalisme industriel à un capitalisme financier devenu fou, sans limites ni barrières, axé sur le court terme. Comment investir sur plusieurs années, quand on demande aux entreprises des rendements trimestriels parfois à deux chiffres, quand les LBO[1] imposent un remboursement très rapide qui oblige à dépecer les entreprises.

 

Les Etats et eux seuls peuvent définir de nouvelles règles. Les systèmes financiers doivent accepter d'être le soutien des systèmes industriels, ou plus largement des entreprises de production de biens sur lesquelles ils doivent reposer, qu'ils doivent renforcer et faire croître, et dont ils doivent se nourrir, dans un système symbiotique qui profiterait à tous.

 

Pour conclure, en étant cette fois plus orthodoxe, je voudrais dénoncer le fait que l'économie est devenue un dogme, une vache sacrée, intouchable dans ses fondements, alors qu'il est indispensable de penser et d'analyser en permanence les événements. Ce dogme permet les aberrations telles qu'on les a vues à la Société Générale, et plus grave, engendre les risques que ce système fou fait prendre à la vraie économie mondiale ; des aberrations telles, que des sanctions ne peuvent même pas être mises en place, la faillite de grandes banques ne pouvant être envisagée. C'est donc la société qui en assume la responsabilité, incitant derechef le système à chercher un profit irresponsable, tout comme le ferait un joueur dans un casino, s'il avait pour lui les gains, en laissant les pertes au casino.

 

Le capitalisme financier qui de tout temps était « souché » sur le capitalisme industriel s'en est défait, et comme une cellule qui normalement se développe, se divise, devient un jour cancéreuse, et en se multipliant de manière autiste finit par tuer l'organisme qui la porte, ce capitalisme financier pourrait tuer notre système industriel, qui je le reconnais est loin d'être parfait, mais qui nous a apporté un progrès inégalé.

 

L'argent n'existe pas dans les circuits de la finance, il y est devenu virtuel, raison de plus pour bien le surveiller, afin qu'il ne détruise pas ce qui existe en tant que biens réels, facteurs de prospérité, de liberté et de paix.

 

Lionel Richaud / publié par Claude Delbos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] LBO, « Leverage Buy Out » : opération financière permettant le rachat d'une entreprise, grâce à un très fort endettement des acheteurs qui, pour rembourser, exigeront des taux de profit exorbitants, et donc malmèneront l'entreprise et souvent l'emploi.

 

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