Concurrence ou mise en commun :
quels choix entre guerre et fraternité pour la construction d'un monde meilleur ?
Contribution à la recherche de nouvelles constructions sociales
14 décembre 2011
Le débat politique est trop souvent caricaturé comme une opposition entre une tendance libérale, qui autoriserait l'initiative, et donc le progrès technologique, et une tendance dirigiste collectiviste, qui viserait une utopie de progrès social.
En fait, une telle représentation, si elle a le mérite de mettre en scène deux forces réelles de la vie politique, ne permet pas d'engager ce qui paraîtrait le plus efficient pour la société, c'est-à-dire une combinaison optimum de ces deux forces, vers un idéal commun de progrès.
L'histoire s'est chargée de faire justice entre ces deux « partis », condamnant à l'échec les tenants de l'une et l'autre thèse. Entre 1990 et 2010 vingt ans à peine séparent la défaite du collectivisme des pays de l'Est de l'effondrement du libéralisme dérégulateur dont on ne sait sortir.
C'est cette incapacité même à identifier les conséquences de l'insouciance citoyenne suffisamment tôt pour prévenir la catastrophe, qui doit nous interroger
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Il y a là un manque de lucidité qui pourrait bien correspondre à l'incapacité qu'ont les groupes humains, des plus petits aux plus grands - familles ou Nations comme Humanité - à élaborer un véritable idéal commun progressif et évolutif.
Interrogation sur un possible idéal commun
Se pose toujours en effet la question du consensus sur un idéal commun. De tout temps, des hommes se sont sentis missionnés pour guider les autres. Détenteurs de la parole divine d'abord, puis aristocratie d'Etat et financière, ces hommes providentiels ont montré leurs limites. Plutôt que d’imaginer que tout peut « venir d’en haut », l’idée est progressivement venue que l’idéal pouvait se construire par une construction citoyenne.
Mais nombreux sont ceux qui ne veulent pas croire à un autre progrès que le progrès technique. D'autres cherchent tous azimuts dans la spiritualité ou dans les idéologies politiques la possibilité d'une ouverture.
Certaines périodes de l'histoire ont fait émerger et ont mis en avant un idéal commun. L'homme a parfois eu l'opportunité et disons la chance de défendre un idéal avec un sens profond et philosophique, comme ce fut le cas avec l'émergence de la devise de notre République.
Mais il est arrivé que l'idéal commun soit plutôt lié aux circonstances et à la pression du contexte, comme ce fut le cas avec « l'esprit de revanche » sur l'Allemagne dans les années 1870 à 1914. Parfois même l'Humanité s'engage dans des régressions comme avec l'idéal Nazi ou celui défendu par la Révolution nationale de Pétain. Souvent, nous constaterons qu'un fonds symbolique, voire religieux est utilisé par les politiques pour animer la volonté des populations, sans que la valeur réelle des objectifs que masquent ces symboles, soit clairement examinée.
L'idéal de long terme le cède souvent à la pression matérielle du court terme.
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Nous pouvons donc observer que trop souvent une distance excessive, voire une négligence, peut être constatée quant aux véritables progrès effectués ou réalisables par la science et la conscience. Science et conscience apparaissaient déjà chez Rabelais[1] comme les deux dimensions indissociables de l'âme humaine.
Il faut alors s'interroger sur les possibilités et les conditions d'un tel progrès, qui paraît si peu quantifiable, si peu réellement palpable. Pourquoi la construction, le dialogue et la recherche de la complémentarité le cèdent-ils si souvent à l'affrontement et la folie destructrice ?
Nous devons voir là une faille majeure de la conscience. La conscience se constate dans la parole, le langage et l'écrit, mais aussi et même surtout dans leur traduction en actes.
La réussite ou l'échec de l'action comme étai du référent axiologique
Or que nous révèlent les écrits sur les faits de l'histoire ? L'histoire nous rapporte « une représentation » du passé.
Au niveau des grands groupes humains comme au niveau des petites équipes, l'observation conduit le plus souvent à décrire et à interpréter ce qui est visible. Ce n'est d'ailleurs que très récemment, avec l'école des annales, que l'histoire a commencé à être regardée autrement que comme une vaste partie d'échecs.
Si le résultat des interactions humaines peut-être observé comme la réussite de certains groupes et l'échec, voire l'élimination de certains autres, nous concevons aujourd'hui clairement que le destin de l'humanité pourrait bien être catastrophique et même fatal, si une véritable gouvernance mondiale n'est pas mise en place.
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Problématique
Il convient donc de s'interroger sur les meilleures manières d'œuvrer à un progrès de nos sociétés dans la construction de perspectives communes.
Entre les excès du libéralisme et ceux du collectivisme, quelles méthodes et quels systèmes mettre en place, quelles approches individuelles et collectives ?
Je ne prétends pas répondre totalement à ces questions aujourd'hui, soyez rassuré. Mais il me semble pertinent de réfléchir et de tenter d'éclairer quelques pistes qui me paraissent importantes et trop souvent négligées :
« Les méthodes de travail structurent les orientations de comportement et agissent donc sur la psychologie et les valeurs des personnes et des groupes. Le travail de groupe met en jeu les cultures individuelles et collectives. »
Il faut donc cesser de regarder le doigt, au lieu de regarder l’astre que celui-ci nous montre : c'est en comprenant que la culture n'est donnée qu'au travers de la construction éducative, et non d'elle-même, que l'on pourra former l'homme à être un citoyen accompli.
J'entends par citoyen accompli l'être humain qui a conscience d'appartenir à un groupe humain structuré et qui travaille à mettre en œuvre son action individuelle pour le meilleur de sa république, en tant qu’idéal organisationnel de la société, ainsi que de l'humanité.
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Pensée individuelle et collective : vérité factuelle et consensus sur la formulation des valeurs
L'individualisme comme moteur du progrès.
En effet, si l'action collective et la discipline peuvent légitimement être considérées comme des atouts majeurs pour l'action de force et la puissance, la soumission de la pensée individuelle à l'autorité du groupe ne permet que rarement le développement des raisonnements puissants ou l'émergence de solutions innovantes et originales propres à approcher la vérité.
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Le raisonnement et la pensée libre qui sont la marque de la personnalité ont donc besoin d'un espace laissant l'initiative à l'individu. Cette initiative est aussi la condition d'une véritable responsabilisation des personnes.
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Cependant, on ne peut ignorer que toute pensée se place dans un contexte connoté culturellement. Aussi la recherche d'autonomie de jugement est-elle un long cheminement, jamais totalement accompli. Il s'agit d'un long travail de connaissance de soi, de pensée récursive et critique, et de prise de conscience. Nous pouvons avoir des fulgurances, certains plus que d'autres, mais la conscience a ses faiblesses et le conscient le cède souvent à l'inconscient, forgé sur la physiologie du corps humain et les conditionnements de la vie et de son environnement. Dans ce que nous appelons culture, nous nous plaisons à reconnaître les « belles lettres » et ce que nous avons appris de mieux. Mais ce n'est là que la part émergée de l'esprit. Nous savons que la culture résulte aussi d'un conditionnement plus ou moins conscient, lié aux interactions avec l'environnement. La pensée critique est donc l’outil de la raison, qui fait la différence.
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L'individualisme, compris comme permettant ce travail de raisonnement d'abord, et ce travail de développement de la conscience ensuite, est la condition de l'avènement de la connaissance et des réussites techniques qui y sont liées. Au-delà de ces réussites techniques, il est donc cependant nécessaire de forger une conscience partagée.
L'espace collectif conditionne la conscience partagée
C'est presque une tautologie que de dire cela. Presque, mais pas totalement, car dans une société bien construite, la conscience partagée n'est pas « donnée », comme cela est le cas dans un espace communautaire, mais construite par le débat dans le forum.
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Il faut donc observer que la construction organisationnelle et institutionnelle de l'espace collectif, ce que l'on peut appeler son « ingénierie », devrait avoir pour principal objet de rechercher la meilleure combinaison entre génération de pensée individuelle et construction de consensus collectifs.
Ces consensus, qui fondent les connaissances communes peuvent être identifiés comme appartenant à deux catégories : les consensus sur les connaissances objectives, dont le rapport à la réalité peut être démontré, et les consensus sur les principes et valeurs qui sont les fondements du droit.
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Ces consensus sur les valeurs constituent un enjeu majeur de nos sociétés. La République est l'espace institutionnel où ils peuvent le mieux se construire. Cependant, cet espace ne peut se réduire à une nation et faire abstraction de la recherche de consensus universels traversant l'ensemble de l'humanité. Promouvoir les espaces supranationaux propres à mettre en place les forums susceptibles de construire, d'actualiser et de développer ces consensus dans le respect des libertés est donc un enjeu majeur pour l'humanité.
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Il a été possible, surtout dans le passé, de voir dans les religions une tentative d'apporter une solution à la mise en place d'idéaux universels. Avec l'avènement et le développement progressif des institutions démocratiques dans les pays occidentaux, le dogme religieux a été progressivement dépassé. Mais en a-t-on pour autant fini avec cette réflexion sur les valeurs ?
La crise qui s'est déclenchée en 2008, mais qu'il était possible de voir venir, n’a pas manqué de relancer l'interrogation sur les valeurs qui doivent guider l'action.
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Action individuelle et collective
Nous avons en effet besoin d'un repère de valeurs : d'une axiologie, pour guider l'action collective. Mais c'est bien face aux nécessités matérielles et face à l'action, que l'on se rend compte que la notion de repère est insuffisante. Trop figée et pouvant facilement redevenir dogmatique. C'est la justesse et la profondeur du jugement qui seules donnent les bonnes lectures et interprétations du code ou des symboles de référence ; la lucidité consciente de la portée des faits et de l'action.
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Le besoin de philosophie politique
Si science et conscience peuvent être dissociées, cette dissociation ne manque pas d'être la cause d'actions dramatiquement destructrices. C'est bien cette question que pose la crise des années 2010 : le libéralisme dérégulateur a laissé la cupidité individuelle rationalisée des financiers ruiner les Etats.
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Une pensée puissante ne garantit donc pas la qualité de l'action. Il faut encore qu'elle aille au-delà de la mise en œuvre technique des politiques. Il faut assurer le niveau d'une politique avec un grand P, qui soit donc établie sur une philosophie organisationnelle, sur un idéal de société.
Paradoxalement, ceux qui critiquent l'idéologie en politique sont ceux qui ruinent la politique et nos sociétés. Le débat devrait porter précisément sur l'idéologie et la manière dont la mise en œuvre de l'action peut satisfaire cet idéal, dont nous avons montré qu'il doit respecter tout à la fois initiative individuelle et consensus collectif.
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Les progrès de la démocratie sont ceux d'une conscience partagée. Quand la conscience est imposée, ou qu'elle est diluée dans un individualisme excessif, la démocratie et la civilisation régressent, par définition.
Systèmes de pensée et systèmes d'action en débat
Au total, il nous apparaît que les organisations humaines, à quelque niveau que ce soit, doivent faire face à trois défis majeurs :
- assurer les libertés individuelles qui permettent l'épanouissement du raisonnement personnel, de la conscience individuelle et donc de la responsabilité ;
- assurer la qualité des possibilités d'établissement des consensus internes au groupe, mais aussi externes, à portée universelle au travers d'appartenances imbriquées ;
- permettre l'adaptabilité de la structure, au fur et à mesure qu'avancent la science d'une part et la conscience d'autre part, face aux besoins de l'humanité.
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Les enjeux de la formation
Autant que les connaissances littérales, la maîtrise des perceptions et de l'environnement conditionnent la capacité d'esprit critique.
Il faudrait réussir à passer d'une formation littérale à une formation où les connaissances codifiées permettent un jugement éclairé et un meilleur usage des connaissances tacites.
Apprendre à travailler en groupe apparaît essentiel. Mais qu'est-ce que travailler en groupe ?
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Organisation humaine et nouvelles technologies
Aujourd'hui, le « travail collaboratif en ligne » est un concept courant, porté par les nouvelles technologies.
Le terme « collaboratif » est arrivé avec le raz de marée continu des technologies de l'information et de la communication, le cloud computing et l'influence anglo-saxonne qui l'accompagne. Très utilisé concernant les « espaces collaboratifs » en ligne, il qualifie un outil technologique, mais aussi le type de travail et les méthodes dont elles autorisent le développement non seulement en entreprise, mais aussi pour ce que certains appellent le « e-gouvernement », par exemple. Les méthodes d'organisation politique sont elles-mêmes atteintes sans qu'on y prenne vraiment garde.
L'introduction en force d'un terme nouveau mérite toujours d'être examinée et il est intéressant de s'interroger sur la portée que peut avoir l'usage d'un tel terme sur nos comportements.
Plus particulièrement, ce terme de « collaboratif », qui est introduit de manière imperceptible dans la pratique quotidienne, vient spécifier la conception de certains espaces d'échanges, ce qui n'est pas sans conséquences sur l'organisation sociétale.
Glissements sémantique et symbolique
La première interrogation qui vient à l'esprit, concerne le sens du mot « collaboratif ». Ce mot change-t-il quelque chose ou non dans notre façon de faire ? Au premier abord, il s'agit d'un terme technique et quasi anodin, qui n'oblige à rien. C'est notamment lorsqu'on s'interroge sur les plus-values apportées par les produits informatiques qui sont vendus avec cette spécification, que l'on se rend compte que l'espace dit virtuel, qui est constitué lors de la connexion, et que le temps, passé à travailler dans un espace collaboratif en ligne, viennent remplacer d'autres pratiques. Les pratiques anciennes vont-elles disparaître, se modifier, ou simplement être réservées pour un usage restreint ?
Parmi les conséquences les plus frappantes, la désagrégation du contact humain physico-intellectuel par la fréquence et le fractionnement des contacts par courrier distant, messageries instantanées, forums en lignes ou visio-conférences.
Alors certains s'arrêtent à ce premier constat et condamnent ces méthodes qui, pour être économiques en transport, apparaissent comme extrêmement réductrices des relations humaines.
Au-delà de ce constat, c'est la nature même du travail de groupe qui est changée, dans sa conception. En dehors de la question du contact humain, il est frappant de constater que d'autres termes existent en langue française pour qualifier le travail de groupe. Il me semble que nos enseignant ou formateurs employaient plus volontiers le terme coopératif, que collaboratif.
Quelle place prend ce terme dans notre lexique. Vient-il en complément d'autres mots, se substitue-t-il à certains ?
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En France, le terme « collaborer » est connoté, entaché par l'expérience de ce qui a été officiellement appelé la « collaboration », et qui était une collaboration avec l'ennemi.
Mais qu'est-ce que collaborer, ou littéralement « travailler avec » ?
Aujourd'hui les organisations (sociologie des organisations) cherchent à développer le travail collaboratif par souci de la performance. Dans un monde complexe, où la multitude des informations disponibles ne cesse de croître, gérer et manager l'information sont un défi. La réussite dans ce domaine est source de valeur ajoutée et de succès.
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Le défi qui se présente à nous est donc clair, mais particulièrement difficile à traiter. Il s'agit de maîtriser les connaissances et le progrès technologique, afin qu'il ne détruise pas les progrès de notre civilisation, établis sur un équilibre difficile entre libertés individuelles et consensus collectif. Il faut au contraire travailler à la maîtrise de ces outils afin qu'ils soient au service de tous.
Lorsque la main droite prend le téléphone alors que la main gauche tient le volant, il faut que le cerveau priorise sur la conduite. Si le cerveau priorise sur l'appel téléphonique l'accident est proche.
Dans un monde où nous sommes tous interdépendants, apprendre à travailler pour la réussite de l'ensemble paraît primordial.