La mondialisation économique laisse-t-elle encore une place pour les cultures locales ?
Qu’est-ce qu’une culture ? C’est un ensemble de savoirs, de savoir-faire, de croyances, d’usages, de comportements, et de valeurs. Les valeurs sont ce qui distingue une culture civilisée de la barbarie. On a parlé de choc des civilisations, on aurait du parler de choc des cultures et même plutôt de compétition des cultures, car elles s’interpénètrent de plus en plus, il n’y a pas vraiment de front. Toutes les cultures se valent-elles, comme le prétendent les relativistes ? L’idée confortable selon laquelle les cultures se vaudraient toutes, doit être examinée à la lumière de ce que l’on considère comme des valeurs. Tous les hommes sont égaux en droit et en dignité, cela ne veut pas dire que tous les hommes sont égaux en valeur. Hitler, en valeur, n’est pas égal à de Gaulle[1]. De même, toutes les cultures ne sont pas égales en valeur. 3000 ans avant Jésus Christ, la culture égyptienne était supérieure à la culture grecque ou gauloise. Au dixième siècle, la culture des Arabes était bien supérieure à la culture des Européens. Ceci ne signifie pas qu’en tant qu’être humain, en droit et en dignité, l’Égyptien était supérieur au Grec ou au Gaulois, ni que l’Arabe était supérieur en droit et en dignité au Franc.
Du point de vue des sciences humaines, toutes les cultures sont égales, car la science n’énonce pas de jugement de valeur. Et du point de vue des sentiments de l’individu, la culture qui est la sienne est celle qui a le plus de valeur. Toutefois, si l’on essaie de faire des comparaisons en prenant pour référence les valeurs de l’humanisme, on doit admettre qu’une culture qui respecte les droits de l’homme est supérieure à une culture qui ne les respecte pas, que la démocratie est supérieure à la tyrannie, qu’une culture acceptant la liberté de conscience est supérieure à une culture du fanatisme… Le problème c’est que de nos jours avec la mondialisation et la circulation des idées, la frontière des valeurs n’est pas celle des peuples, elle partage quoique en proportions diverses, toutes les nations. Il existe des démocrates en pays musulman et des fascistes fanatiques en pays chrétien.
La civilisation, aujourd’hui comme de tout temps, est donc une question de valeurs. Il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles valeurs ; les valeurs sont connues. L’essentiel à leur sujet a été dit vers 700-600 av. J.-C. par les philosophes grecs. (Voir l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.) En outre, tout le monde les connaît. Chacun sait que la sincérité vaut mieux que le mensonge, la générosité mieux que l’égoïsme, le courage mieux que la lâcheté, la compassion que la cruauté, la paix que la guerre, l’amour que la haine… Comment juger de la valeur d’une culture ? Le jugement de valeur est l’appréciation par laquelle on affirme que l’objet en question est plus ou moins digne d’estime. Lorsqu’on juge des valeurs d’une culture, on porte un jugement d’estime sur les qualités reconnues à cette culture pour réaliser ce qui est bon pour les êtres humains et bon pour l’humanité dans son ensemble et pour son avenir ; c’est une appréciation des qualités morales, intellectuelles, matérielles et sociales développées par cette culture ; c’est un jugement sur son caractère humaniste.
Est-il nécessaire de croire en Dieu pour comprendre où est la valeur ? Bien sûr que non ! Mais tant que l’homme reste un enfant, la crainte d’un Dieu observateur, rémunérateur, vengeur, peut aider à en inspirer le respect. L’hédonisme individualiste occidental n’est-il pas de nature à dévaloriser les valeurs ? L’hédoniste recherche le plaisir. Si le plaisir tout de suite, toujours, sans limite, conduit à la dissolution de l’homme et de la société, une civilisation qui renonce au plaisir oriente vers le fanatisme. L’individualisme tend à nier tout esprit communautaire et de solidarité, mais le communisme débouche sur le totalitarisme. La bonne mesure est comme toujours dans le juste milieu. Il n’y a aucune contradiction entre le plaisir et les valeurs ; le comportement moral, même quand il demande un effort désagréable conduit à un plaisir d’essence supérieure. En tout cas, il y a davantage de plaisir dans la civilisation que dans la barbarie.
La liberté du marché est-elle une valeur ? Elle vaut pour les marchandises. Mais faut-il tout abandonner au marché ? Les libertés d’entreprendre, de posséder et d’échanger font sans doute partie des valeurs humanistes ; la dictature du marché certainement pas. En tout cas l’être humain n’est pas à vendre ; il ne devrait pas être mis sur le marché. Le marché ne fait pas une civilisation. Il reste à bien prendre conscience des valeurs humanistes, celles qui concourent au bonheur des êtres humains, à l’harmonie des sociétés, à la paix et au progrès de l’humanité. C’est à l’aune des valeurs humanistes que se mesure la civilisation.
Avec la mondialisation et les communications électroniques, télévision, internet, smart-phones… la culture dominante, celle de l’occident, tend à toucher les populations les plus reculées. On assiste à un début d’uniformisation culturelle au niveau mondial, et à des résistances pour maintenir des cultures nationales ou régionales.
Alors, le choc des civilisations est-il inéluctable ? Cette expression, « choc des civilisations » a été employée pour parler d’une opposition, qui pourrait tourner à la confrontation et à la guerre, entre culture occidentale et culture musulmane. Car en effet l’islam, par une réaction identitaire de communauté, s’oppose à l’hyper-individualisme occidental qui tend à se répandre et s’imposer à la faveur de la mondialisation. Les caractères de la culture musulmane : « primauté du groupe et de la famille patriarcale, hétéronomie absolue[2], confusion du public et du privé, du politique et du religieux, interdits sexuels, etc. l’opposent trait pour trait à l’hyper-individualisme porté par la globalisation libérale[3]. »
Il faut distinguer l’islam, qui est une religion s’adressant à la spiritualité, de l’islamisme, qui est une idéologie politique à vocation totalitaire. Dans l’exacerbation de l’identité musulmane, on peut distinguer trois degrés : l’islamisation des mœurs, l’islamisme politique, le djihadisme. Le djihadisme étant l’emploi de la force et de la violence pour l’universalisation de l’islam politique et de l’islamisation des mœurs. Il faut noter que l’islamisme politique est pragmatique ; il ne remet pas en cause le marché. Mais il n’admet ni le pluralisme religieux, ni l’alternance politique. On peut penser qu’à l’épreuve du pouvoir, il est destiné à voir monter une contestation intérieure. Mais en attendant, il favorise le djihadisme.
Toutes les cultures, par l’éducation, sont accessibles aux valeurs de l’humanisme et des Lumières ; avec la mondialisation des communications, le métissage des cultures pourrait se substituer à leur confrontation ; à la condition toutefois que la guerre économique ne prenne pas prétexte des différences culturelles.
Claude J. DELBOS
[1] Ce texte s’inspire d’une intervention du philosophe A. Comte-Sponville au Palais Noga Croisette le 20.12.2003.
[2] Qui tend à dénier toute autonomie de la décision en la soumettant aux règles communautaires.
[3] J.-P. Chevènement « Les changements politiques dans le monde arabe » Intervention devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques du lundi 3 décembre 2012.