Avant Propos :
Lors d’un échange avec un ami qui se définit comme humaniste et pragmatique, il me déclare que l’Islam est incompatible avec la démocratie. Je lui demande de développer un peu plus son affirmation. Il me répond : pas besoin de développer, il n’y a qu’à regarder : On n’a jamais vu de démocratie dans un pays musulman en citant la Libye, l’Irak, Afghanistan, Syrie, Turquie…CQFD
J’avoue que face à cet « argument » je n’avais rien à ajouter. Pas parce qu’il était solide, mais parce qu’il sonnait creux !
J’ai néanmoins répondu à cette affirmation avec une autre du même niveau.
Je lui déclare alors que tous les éléphants qui portent des lunettes noires deviennent invisibles !
La preuve ? Personne n’a jamais vu un éléphant avec des lunettes noires !
Il me répond en souriant qu’il n’a rien compris et que c’est un raisonnement absurde.
Je le remercie, fin de discussion !
La passion conduit à l’aveuglement. Quelle que soit la cause que nous voulons défendre, aussi juste soit-elle, il est nécessaire d’user de notre raison.
Défendre la démocratie avec des arguments irrationnels est loin de lui rendre service. Etre humaniste c’est être attaché à des valeurs, c’est faire l’effort de constater, d’analyser et de conclure (dans cet ordre). C’est également respecter l’autre dans ses convictions. Laisser la place au dialogue et à la communication.
"La Vérité est un grand Miroir tombé du ciel qui s'est brisé en mille morceaux, chacun possède un tout petit morceau mais personne ne détient toute la vérité" (Djalâl ad-Dîn Rûmî)
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La question de la compatibilité de l’islam et la démocratie est au centre des débats à notre époque.
Face à ce sujet brulant, on a assisté à l’émergence de deux positions opposées : la première considère que les causes de l’extrémisme sont à rechercher dans l’exclusion sociale, le colonialisme, l’instrumentalisation… et non dans le texte religieux. La seconde, essentialiste, considère que l’Islam conduit forcément ses adeptes à la violence, elle prône une position de fermeté envers tous les musulmans. Position résumée par un homme politique dont je ne citerai pas le nom : Tous les terroristes sont des islamistes et tous les islamistes sont des musulmans !
Entre ces deux positions radicales nous reste un chantier de ruines où le dialogue est absent. Chaque clan considère détenir la vérité; chaque attentat renforce les uns et les autres dans leurs retranchements.
Il est de notre devoir en tant qu’humaniste de faire un travail objectif détaché de toute passion.
Pour le mener, il est nécessaire de comprendre, tout d’abord, les termes posés par la question : démocratie, Islam et compatibilité !
Connaitre le sens des mots est nécessaire, parce qu’en général les fervents défenseurs de la démocratie ne connaissent pas l’Islam et ceux qui tiennent la même position par rapport à l’Islam ignorent le sens de la démocratie. J’ajouterai que ceux qui connaissent les deux ne sont pas d’accord sur le sens du terme « compatibilité » !
L’histoire reste un autre axe de réflexion à explorer : que nous apprend-t-elle sur le rapport entre la politique (la démocratie en particulier) et la religion ?
Ce travail nous fournira, je l’espère, les outils nécessaires pour procéder à une analyse qui se veut la plus objective possible.
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Démocratie :
Il est important, pour avancer dans notre sujet, d’éviter toute rhétorique qui tendrait à prouver que l’existence même d’un vrai régime démocratique est impossible.
Nous sommes tous conscients qu’un idéal démocratique existe et que certains pays s’en éloignent plus au moins. C’est de cet idéal que nous allons parler.
Une formule d’Abraham Lincoln est couramment reprise pour définir la démocratie : C’est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.
Pour ma part, je trouve que cette affirmation pose une condition nécessaire mais non suffisante.
La révolution iranienne était faite par le peuple, pour le peuple et le gouvernement qui s’est installé est un gouvernement du peuple ! Pourtant on ne peut pas qualifier l’Iran de démocratie ! Il faudrait d’autres conditions pour le considérer comme tel.
La démocratie est caractérisée par des institutions mais également par des exigences morales qui doivent être portées par tous les citoyens (du moins par la majorité) qu’ils soient riches ou pauvres, religieux ou pas.
Nous pouvons résumer les institutions en quelques points :
La liberté de choisir le gouverneur
La séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire
Le suffrage universel
La liberté du peuple de choisir ses représentants
Le droit de demander des comptes au gouverneur
L’état de droit
Sans s’attarder sur ces conditions, nous savons que beaucoup de pays les appliquent avec plus au moins de réussite, pourtant certains d’entre eux sont à l’opposé d’un régime démocratique.
La démocratie est également un état d’esprit partagé par la majorité des citoyens. Le sentiment qu’en tant qu’individu le citoyen a des droits : penser, agir, avoir des convictions religieuses (ou pas). Mais en tant que membre d’une société, il a l’obligation de privilégier l’intérêt de la majorité sans nuire aux minorités.
C’est un rapport à soi et à l’autre qui s’acquiert avec le temps. La finalité de ce cheminement, s’il est accompli par une majorité de citoyens, est la naissance d’une conscience collective où l’intérêt de la société passera avant les intérêts personnels. La liberté et l’égalité seront les piliers de cette nouvelle société ; la fraternité sera le ciment qui relie tous ses membres.
L’exemple des récentes révolutions arabes est assez parlant pour mettre en lumière la démocratie en tant qu’exigence morale et fruit d’une éducation. A l’issue de ces révoltions, les citoyens qui étaient sous le joug de dictateurs avaient la possibilité d’élire des dirigeants démocrates. Pourtant, nous avons assisté au contraire. Notamment, en Egypte et en Tunisie, ce sont les partis islamistes qui ont triomphé. Deux causes principales à cet « échec » :
L’oppression : Une dictature anéantit toute opposition politique, qu’elle soit de gauche ou de droite. Seuls les islamistes restent présents et structurés.
L’éducation : Les dictatures qui se sont installées pendant des décennies n’avaient aucun intérêt à former des citoyens nourris avec des principes démocratiques. Au contraire, leur intérêt est de cultiver un esprit religieux et/ou nationaliste.
Le premier, aide à considérer la vie sur terre comme un passage et non une fin, le bonheur étant dans l’au-delà.
Le second, aide à garder la nation soudée contre un ennemi souvent imaginaire.
Le résultat ?
Le citoyen qui sort d’un système totalitaire est une personne perdue. Il a un bulletin de vote mais il choisit pour le seul parti qu’il a connu durant l’oppression : le parti de dieu !
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Islam :
Pour définir l’Islam, on ne va pas s’attarder sur ce que les hommes en ont fait, mais tel qu’il a été défini par les paroles du prophète à travers le hadîth (dit de Gabriel) rapporté par le compagnon ‘Umar Ibn Al-khattâb: « Un jour que nous étions assis auprès de l’envoyé de Dieu voici qu’apparut à nous un homme que personne parmi nous ne connaissait.
Il vint s’asseoir en face du prophète et lui demande : O Muhammad : informe moi au sujet de l’Islam. Le prophète lui répondit : l’Islam est que tu témoignes qu’il n’est de divinité en dehors de dieu et que Muhammad est son envoyé; que tu accomplisses la prière ; verses l’aumône, jeûnes le mois de Ramadan et effectues le pèlerinage vers la maison sacrée si tu en as la possibilité. Tu dis vrai ! dit l’homme. Et l’homme de reprendre : Informe moi au sujet de la foi « C’est, répliqua le prophète de croire en dieu, en ses anges, en ses livres, en ses prophètes, au jour dernier et de croire dans le destin imparti pour le bien et le mal ».
Ce Hadith partagé par tous les courants musulmans nous fournit deux informations principales :
La définition de l’islam telle qu’elle a été donnée par le prophète s’adresse à des individus et non à une société entière. C’est de l’ordre de la conviction intime de chacun.
La définition de la foi englobe tous les livres et tous les prophètes. L’obligation d’accepter l’autre, dans ses convictions religieuses est nécessaire.
Un autre hadith du prophète est plus explicite envers la séparation de la gestion de la cité et du culte : après son émigration à Médine, Le Prophète Muhammad, observant la pratique médinoise de la fécondation des palmiers-dattiers, dit : "Je ne pense pas que cela serve à grand-chose." Les Compagnons s'en abstinrent donc. La récolte de dattes ayant été ensuite médiocre, les Compagnons vinrent lui en parler. Il dit alors : "Vous connaissez mieux vos affaires purement temporelles ("dunyâkum"). Mais lorsque je vous ordonne quelque chose de cultuel ("dînikum"), prenez-le" (Muslim, synthèse des Hadîths 2361-2363).
De ce qui précède, le prophète a bien défini sa mission, elle concerne le domaine religieux et non l’organisation et la gestion de la cité.
Nous retrouvons, également, dans les textes sacrés beaucoup de passages ou il est clairement fait mention de la liberté de choisir le gouvernant et l’aversion de l’Islam envers les tyrans.
Le Prophète, dit : « Trois catégories de personnes dont la Prière ne s’élèvera pas au-dessus de leur tête, ne serait-ce que d’un empan » Il cita (notamment) : « Un homme qui dirige des gens alors que ces derniers le détestent … »
Il appartient au peuple de choisir en toute liberté, selon sa volonté, son président, gouverneur, imam, peu importe l’intitulé.
Sur les tyrans les versets ci-dessous sont bien explicites :
« Pharaon était un tyran sur terre ; il répartit en clans ses habitants, afin d’abuser de la faiblesse de l’un d’eux. Il égorgeait leurs fils et laissait vivantes leurs femmes. Il était vraiment parmi les fauteurs de désordre » (28 :4).
« N’as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi avec les ‘Aad, avec Iram la cité à la colonne remarquable, dont jamais pareille ne fut construite parmi les villes ? Et avec les Thamoud, qui taillèrent le rocher dans la vallée ? Ainsi qu’avec Pharaon, l’homme aux épieux ? Tous agissaient en tyrans dans leurs pays et y avaient semé la corruption » (89 :6 – 12).
Dans la sourate des Fourmies (An-Naml), Dieu a donné l’exemple de la reine de Saba (Balqîs). Son royaume se trouvait au Yémen (au nord de l’Éthiopie et en Érythrée). L’histoire raconte qu’elle vivait dans un palais doté de trois cent soixante fenêtres afin de laisser passer la lumière du soleil pour lequel elle se prosternait chaque matin. Alors que la majorité des rois et gouvernants hommes cités par le Coran sont des despotes comme c’est le cas de Pharaon, de Néron et d’autres… Le modèle de Bilqîs, souveraine–femme, est, comme le décrit le Coran, celui d’une monarque, certes, mais une monarque juste et éclairée. Le portrait est donc celui d’une dirigeante apparemment très à cheval sur les principes politiques d’équité et de justice.
Bilqîs reçoit un jour une lettre du roi Salomon afin de se soumettre au Créateur de ce monde. Dès la réception de ce message, elle convoque immédiatement un conseil de dignitaires, leur fait part du contenu de la lettre et leur demande de réfléchir sur la décision politique à prendre… Voilà ce que le Coran lui fait dire : « Dignitaires ! dit la reine, conseillez moi dans cette affaire ; je ne prendrai aucune décision avant de connaître votre avis. » Coran 27 ; 32
Une femme dirigeante d’un des plus riches royaumes de l’époque et qui prend la peine de « consulter » les élus de son peuple !
Elle proposa comme première démarche, une solution pacifique à savoir celle d’envoyer à Salomon un présent dans le but de tester sa réaction…
En vérité, dit-elle, « lorsque les rois s’emparent d’une cité, ils y sèment la perversion et asservissent les meilleurs jusqu’à les rendre sans dignité aucune. C’est ainsi qu’habituellement ils se comportent. Aussi vais-je leur envoyer un présent et attendre la réponse que me rapporteront les messagers. » Coran 27 ; 34
Retenons de cette histoire que face à Salomon, Balqîs est décrite, dans le coran, comme une femme juste, intelligente, sage et disons-le, plus démocrate que Salomon !
Elle se concerte avec ses conseillers. Salomon ordonne !
Elle est contre l’asservissement. Salomon la somme d’abandonner son culte pour Dieu, sous peine d’envahir son royaume !
Le royaume de Saba est décrit comme vivant dans la joie et le bonheur, preuve que pour bien gouverner on n’a pas besoin de Dieu (dans sa version monothéiste) !
Pour finir, même dans l’histoire la plus intense en termes de soumission à dieu, où il est demandé à Abraham de sacrifier son fils, il est étonnant de constater que le patriarche le consulte avant ! « Ô mon fils, je vois en rêve que je t’égorge. Qu’en penses-tu ? »
(Cor. 37 : 102).
Nous pouvons trouver d’autres exemples dans le coran et la sounna qui valorisent la consultation, la justice, la concertation pour le choix du gouvernant, l’indépendance de la justice, la glorification des dirigeants justes et équitables, le rejet de la tyrannie et de la corruption…
Des textes qui vont dans le sens d’une gouvernance démocratique et équitable.
Mais à ce stade, deux questions s’imposent :
Sommes-nous obligés de trouver des preuves dans le texte pour accepter la démocratie?
Puisque les conditions institutionnelles sont acceptées dans le texte, pourquoi la démocratie ne s’est pas imposée dans les pays musulmans ?
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L’obligation des preuves :
La démarche qui consiste à trouver la preuve dans le texte est purement formelle. La religion est du domaine de la foi, elle gère la relation de l’individu par rapport à ses questions existentielles. Chacun a le droit de croire en ce qu’il veut à partir du moment où cela reste dans le domaine privé.
La gestion de la société ne peut se baser sur le texte religieux même si nous prouvons que les deux vont dans le même sens. Adopter le raisonnement inverse c’est s’aventurer dans un chemin épineux voir dangereux pour plusieurs raisons :
Les textes religieux peuvent être interprétés de différentes façons. Selon le degré de tolérance du lecteur.
Dans la cité, on trouve plusieurs communautés, de différentes religions (ou sans). Chacune peut, avoir un regard différent sur tel ou tel principe. Face à l’impossibilité de les concilier, il est préférable de les exclure de la gestion de la cité.
L’histoire nous apprend que les religieux ne se contentent jamais de gérer les adeptes spirituellement. Ils ont toujours la volonté de gérer « le royaume de Dieu sur terre ». Ce désir est toujours présent.
Chercher dans le texte religieux la compatibilité avec la démocratie, c’est ouvrir une porte qu’on ne pourra plus fermer.
L’existence de ces versets qui maudissent la tyrannie, entre autres, n’excluent pas pour autant son existence dans les pays appliquant la Sharia ! A l’image de l’Arabie saoudite, qui vient de décapiter 37 shiites en une seule journée, après l’exécution barbare d’un journaliste.
Leurs seuls crimes respectifs : les premiers ont manifesté contre l’injustice. Le second a écrit quelques articles contre le prince héritier ! Or la Sharia est censée être inspirée du Coran et la sunna. Y compris les exemples cités plus haut. Reprenons un seul pour mettre en lumière ce paradoxe : « Pharaon était un tyran sur terre ; il répartit en clans ses habitants, afin d’abuser de la faiblesse de l’un d’eux. Il égorgeait leurs fils et laissait vivantes leurs femmes. Il était vraiment parmi les fauteurs de désordre » (28 :4).
Quelle différence entre le Pharaon et Mohamed Ben Salman, Morsi… ?
Ce dernier point nous ramène à notre deuxième question :
Pourquoi la démocratie ne s’est pas imposée dans les pays musulmans ?
Quand on explore l’histoire de la civilisation musulmane une question nous interpelle : comment expliquer qu’une civilisation qui était capable de produire de grands penseurs tels Al Fârâbî, Avicenne, Averroès… est arrivée à un tel point de décadence et d’obscurantisme?
Pour qu’une civilisation progresse, deux ingrédients sont nécessaires : la liberté de pensée et la transmission.
La liberté de pensée est une sorte d’énergie qui permet le développement de l’art, de la science, de la littérature…
La transmission entretient, perpétue et améliore cette énergie, de génération en génération. Ce que nous pouvons définir par : le progrès.
Le premier acte prémonitoire d’un déclin annoncé : la bataille de Siffin*.
Après la mort du prophète, s’est posée la question de la succession. Les premiers califes furent désignés parmi les compagnons, après consultation. Une sorte de vote qui désignait le plus apte à gouverner. Il en fut ainsi pour les quatre premiers califes, également appelés Rashiduns (632 - 661).
Le dernier de ces califes, Ali, cousin et gendre du prophète, a succédé à Othman. Ce dernier a été assassiné suite à une insurrection.
La bataille de Siffin est la conséquence de cet assassinat. Moawiya qui était de la même tribu (banū umayya) qu’Othman se révolta contre Ali sous prétexte que ce dernier n’avait pas arrêté les meurtriers.
Muawiya finit par remplacer Ali (qui fut assassiné) et il sera le premier calife de la dynastie des Omeyyades.
Cette bataille a eu deux conséquences majeures :
La division des musulmans en courants rivaux (les sunnites qui ont suivi Muawiya, les chiites qui ont suivi Ali, et les kharidjites qui renvoyèrent dos à dos l’un et l’autre) ; division qui prévaut à ce jour.
Le passage d’une désignation d’un calife choisi à un calife imposé par la succession dynastique.
Malik Bennabi* (1905-1973) a vu dans cette crise une rupture qui allait affecter à jamais l’inconscient collectif musulman : « La cité musulmane a été pervertie par les tyrans qui se sont emparés du pouvoir après les quatre premiers khalifes. Le citoyen, qui avait voix au chapitre dans tous les intérêts de la communauté, a fait place au « sujet », qui plie devant l’arbitraire et au courtisan qui le flatte. La chute de la cité musulmane a été la chute du musulman, dépouillé désormais de sa mission de « faire le bien et de réprimer le mal ». Le ressort de sa conscience a été brisé et la société musulmane est entrée ainsi progressivement dans l’ère post-almohadienne où la « colonialisabilité » appelait le colonialisme. (Préface de 1970 à la réédition de « Vocation de l’islam »).
Alexis de Tocqueville a décrit les effets psychologiques et sociologiques du despotisme : « Il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part, il les isole ; ils se refroidissent les uns pour les autres, il les glace… »
Sous la dynastie omeyyade et abbasside, l’empire musulman s’est agrandi et beaucoup des penseurs cités plus haut ont brillé par leurs connaissances en philosophie, mathématiques, astronomie… Mais ils étaient toujours dépendants du bon vouloir du calife et du clergé.
Le despotisme crée un climat de méfiance, oblige le penseur à mesurer ses mots et à limiter sa pensée. On dit souvent dans le monde arabo-musulman que tel philosophe était sous la protection de tel calife, à qui on accordait le mérite d’être ouvert et éclairé !
Le déclin sous un tel régime despotique / théocratique n’est qu’une question de temps, il est inévitable. Le despote du jour peut être éclairé, celui de demain… il faut l’espérer.
Mais fatalement, arrivera celui qui donnera le coup de grâce à toute pensée progressiste ou plutôt à la pensée tout court ! Et c’est ce qui arriva sous la dynastie Almohades (al-Muwaḥḥidūn, littéralement « qui proclament l’unité divine », qui gouvernent le Maghreb et al-Andalus entre le milieu du xiie et xiiie siècle.»).
Deuxième acte de la fin de la civilisation musulmane : le triomphe de la pensée d’Algazel* (Al Ghazali 1058-1111). Il a décrété que les philosophes n'aboutissent qu'à des erreurs, condamnables selon lui puisque contredisant la Révélation.
Malik Bennabi résume cette victoire du clergé par ces mots : « Ainsi, nous avons unanimement décidé de mettre à l’arrêt notre raison dans nos activités intellectuelles, terrestres et célestes».
Le despotisme qui a commencé avec les Omeyyades a étouffé progressivement la pensée rationnelle. Les almohades ont achevé le travail. Algazal philosophe puis théologien a donné les armes pour couper le fil de la transmission. L’empire Ottoman n’a pas fait mieux, au contraire.
Bennabi résume ce crépuscule en quelques mots : « On peut dire qu’à l’époque de Farabi la société musulmane créait des idées, qu’à l’époque d’Ibn Khaldoun elle les transmettait à l’Europe, et qu’après Ibn Khaldoun elle n’était plus capable ni d’en créer, ni d’en transmettre» («Le problème de la culture »).
Pour qu’une société puisse créer des idées, il faut que les individus puissent penser. Et c’est cette pensée même qui a été bannie. Elle a été remplacée par la soumission : Soumission à Dieu, soumission à son représentant sur terre : le despote, et soumission à celui qui prêche sa parole : l’Imam.
Le terme Islam, qui dérive de l’antique racine sémitique slm qui signifiait paix et prospérité, a malheureusement pris un autre sens « La soumission » !
C’est le deuxième sens qui a été choisi par le clergé avec la bénédiction des despotes.
Depuis le XIII siècle, le monde musulman a commencé sa traversée du désert. Du penseur toléré on est passé au penseur inexistant (mis à part quelques tentatives individuelles vouées à l’échec).
Le réveil brutal arriva au début du XXème siècle. L’occident domine la planète, financièrement, politiquement et intellectuellement et il a besoin de ressources : le colonialisme.
Un intellectuel musulman[1] décrit ce sursaut de façon très juste à mon sens :
« Ce n’est pas sans raison que le monde musulman qui dormait profondément depuis six ou sept siècles s’est réveillé soudainement au début du XXème siècle. Qui lui a dit que c’était l’heure du réveil ? Peut-être avait-on fracturé la porte, ébranlé la maison, emporté pas mal de choses précieuses et des tapis moelleux sur lesquels nous eussions pieusement continué à dormir… Si c’est cela le fait colonial, il faut avouer que c’est lui qui nous a réveillés, plus ou moins brutalement, mais tant pis pour les délicats qui s’endorment après de plantureux repas… »
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Avant de passer à la conclusion il me paraît important de parler des sujets qui sont souvent soulevés pour prouver que l’Islam ne peut être compatible avec la démocratie : Position de la femme, le Jihad et Dieu comme seul guide.
La femme:
La position de la femme dans la religion musulmane n’est pas aussi éloignée que celle qu’elle occupe dans les autres textes monothéistes.
Elle a d’ailleurs été définie dès le départ par l’histoire du péché originel. Eve a été séduite par le serpent et elle a ensuite fait manger la pomme à Adam.
« Je ferai qu’enceinte tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te dominera. » Génèse 3, 1-16.
Chez les musulmans rigoristes elle porte le voile, chez les ultra-orthodoxes elle cache ses cheveux par d’autres moyens : à l’aide d’un foulard appelé tichel, à l’aide d’une perruque en coupant court les cheveux, voir en se rasant entièrement le crâne.
La méthode est différente mais le principe est le même.
Dieu comme guide suprême :
La plupart des versets concernés traitent de l'obéissance qui, par ordre, est due à Dieu, à son Prophète et à ceux qui détiennent l'autorité : « Ô vous qui croyez ! Obéissez à Dieu ! Obéissez au Prophète et à ceux d'entre vous qui détiennent l'autorité » (sourate, IV, 59). L'interprétation classique reconnaît dans ceux qui détiennent l'autorité (ahl al 'amr) les détenteurs du pouvoir séculier (califes, émirs, sultans, gouverneurs). Il est clair que sur ce point la conception coranique du pouvoir ne diffère guère dans l'absolu de celle qu'énonce Paul de Tarse dans l'épître aux Romains (XII, I) : « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. » L'apôtre pose clairement l'origine divine du pouvoir et fait du devoir d'obéissance un devoir sacré : « celui qui s'oppose à l'autorité résiste à l'ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes » (Romains, XII, 2).
Le Jihad :
Le Jihad a deux interprétations dans les textes musulmans. Un premier sens ésotérique « le combat contre ses propres passions », mais il peut également désigner un combat armé contre l’ennemi (caractérisé à l’époque par les tribus de la Mecque qui ont chassé le prophète et ses adeptes vers Médine.)
Cette référence coranique au combat n’est néanmoins pas très éloignée des guerres dites de Yahvé, évoquées par la Bible hébraïque, à travers lesquelles Dieu lui-même se battait symboliquement aux côtés des Hébreux. « Quand vous serez sur le point de combattre, le prêtre s'avancera et parlera au peuple. Il dira : Écoute Israël ! Vous vous avancez aujourd'hui pour combattre vos ennemis : que votre courage ne faiblisse pas ; ne craignez pas, ne vous affolez pas, ne tremblez pas devant eux. Car c'est le Seigneur votre Dieu qui marche avec vous, afin de combattre pour vous contre vos ennemis, pour venir à votre secours » (Deutéronome, 20, 2-4).
On pourrait encore citer ce passage du Livre de Josué relatif à la destruction de Jéricho : « Ils vouèrent à l'interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l'homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l'âne, les passant tous au tranchant de l'épée » Josué, 6, 21).
Une fois devenue religion de l'Empire, l’idée d’une guerre sanctifiée ne manqua pas de trouver son chemin chez des théoriciens avisés du christianisme. Quoique partisan de la primauté de la prédication et réprouvant l'acte de tuer, Saint Augustin d'Hippone ne devait pas moins finir par admettre l'usage légitime de la force pour convertir les « hérétiques » au nom d'une interprétation excessive du principe « Force-les à entrer », puisé dans l'Évangile de Luc. La théorie de la guerre juste sera par la suite reprise au XIIIe siècle par saint Thomas d'Aquin dans sa Somme théologique !
Les croisades qui furent menées en Orient pour libérer le tombeau du Christ sont un autre exemple. Il en est de même du conflit sanglant entre Luther et les révoltés de Mùntzer, épisode durant lequel le grand réformateur, persécuté hier par l'autoritarisme romain, se faisait à son tour persécuteur : « Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés ! C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte. »
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* *
Conclusion :
Les trois points que j’ai traités plus haut à savoir : la condition de la femme, le Jihad et Dieu comme guide suprême, ne sont pas mentionnés pour discréditer l’Islam.
On les retrouve dans toutes les religions monothéistes. L’occident s’en est débarrassé, non pas en les effaçant des textes religieux, mais en changeant l’état d’esprit du citoyen.
Ce changement ne peut se faire qu’avec des révoltions qui ont permis de passer d’un cycle à un autre : un premier cycle où le clergé dominait, un deuxième où il a cohabité avec le pouvoir et un troisième ou ils ont divorcé, donnant naissance à la démocratie, à une société laïque où la politique s’occupe de la cité et la religion des âmes.
Dans le monde musulman, le clergé et le pouvoir politique ont vécu un mariage heureux depuis des siècles. Un mariage où chacun des deux avait ses propres intérêts au détriment du « sujet » qui s’est résigné à accepter les deux sous son foyer.
Le colonialisme avec les malheurs qu’il a apporté, a néanmoins réveillé « le sujet » et secoué le couple.
La mondialisation et le développement des moyens de communications ont brisé ce lien, qui paraissait si solide entre les despotes et les religieux : Le « sujet » aspire à une citoyenneté. Il n’accepte plus qu’on lui vende une vie potentielle dans l’au-delà. Il veut son bonheur ici et maintenant.
Résultat, une effervescence sans précédent dans les pays arabo-musulmans. Mais également une répression féroce, des despotes qui sont confrontés maintenant au clergé et aux citoyens qui aspirent à la liberté.
Le combat pour la démocratie vient à peine de commencer. Il faut l’encourager (sans peur de se retrouver avec des états théocratiques) ; les esprits ont mûri et les démocrates n’abandonneront plus leur esprit et leur âme ni aux religieux, ni aux despotes.
L’occident doit profiter de cet élan pour accompagner ces citoyens qui ont cette soif de liberté. Malheureusement, pour l’instant, il fait le contraire. En s’attaquant systématiquement aux textes religieux, il alimente le clan des extrémistes et affaiblit les démocrates. Or, comme je l’ai signalé plus haut, les révolutions ont triomphé non pas en modifiant les textes mais en changeant l’état d’esprit de l’individu ; en l’accompagnant pour qu’il fasse la transition, du « sujet » soumis à l’homme libre.
AEK
Malek Bennabi (en arabe مالك بن نبي) est un penseur algérien, né le 1er janvier 1905 à Constantine et mort le 31 octobre 1973 à Alger. Il a étudié les problèmes de civilisation en général et ceux du monde musulman en particulier.
Abû Ḥamid Moḥammed ibn Moḥammed al-Ghazālī (1058-1111), connu en Occident sous le nom d'Algazel2, est un soufi d'origine persane3. Personnage emblématique dans la culture musulmane, il représente la mystique dogmatique. Al-Ghazâlî a une formation philosophique très poussée ; il écrit un essai tentant de résumer la pensée de philosophes musulmans déjà célèbres (Al-Kindi, Rhazès, Al-Fârâbî, Avicenne et d'autres). Déçu dans sa recherche d'une vérité philosophique finale, il s'oriente vers un mysticisme profond refusant toute vérité aux philosophes et les accusant d'infidélité. Dans son ouvrage Tahâfut al-Falâsifa (L'Incohérence des philosophes) (1095), il entend montrer par la méthode même des philosophes - qu'il maîtrise du fait de ses études - que les philosophes n'aboutissent qu'à des erreurs, condamnables selon lui puisque contredisant la Révélation. Sa critique vise particulièrement l'aristotélisme d'Avicenne. Il a influencé le Kuzari de Juda Halevi.