Ce titre un peu surprenant peut-être ne se veut ni provocateur, ni ironique. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’Humanisme, fondement de la philosophie maçonnique et raison d’être de notre association.
Mais la lecture récente de quelques ouvrages et articles et certaines discussions que nous avons eues au Cénacle m’ont suggèré une réflexion (elle aussi modeste !) sur ce qu’on pourrait envisager comme une dimension quotidienne et sociétale de l’humanisme.
Cette dimension ne relève pas de l’utopie, elle a existé, elle existe toujours, mais elle n’est pas spectaculaire et peu médiatisée. Il semble portant que l’état de notre société rende plus que jamais nécessaire ce modèle d’humanisme. Quelques auteurs (sociologues, enquêteurs…) l’ont récemment évoqué non pour en proposer une théorie (ce serait même le contraire) mais pour en donner des exemples concrets et appeler de leurs vœux l’amplification de ce qui ressemble à un mouvement réel mais sans affiche.
Tout d’abord quel est « l’état des lieux » ? Pourquoi cet humanisme pratique et quotidien semble-t-il devenir un sujet de société et une nécessité ?
Ensuite nous tenterons de le resituer dans une perspective philosophique en mettant en relation humanisme et morale.
Enfin , revenant au concret nous verrons quelques exemples différents de la pratique de ce qu’on peut appeler l’humanisme modeste.
L’état des lieux :
M’accusera-t-on d’enfoncer une porte ouverte ? En effet le thème de la séparation qui s’est instituée entre la société et les politiques est deveu un « marronnier » des newsmagazines au même titre que le mal au dos ou le pouvoir secret des FM :. !
Le politologue Pierre Rosanvallon interrogé à la suite de la parution de son ouvrage Le Parlement des Invisibles, l’exprime clairement :
« Si le monde politique perçoit à peu près les changements de mœurs, la société lui est devenue terra incognita. C’est grave ».
Il rassemble dans son livre une collection de témoignages qui révèle ce qu’il appelle le déchirement et la désolidarité. Il établit un diagnostic et propose une direction.
« Le « peuple » n’est pas un bloc de marbre, il feaut décrire le monde social dans sa diversité. Il en résultera plus de solidarité, car c’est bien l’ignorance d’autrui qui produit la « désolidarité » sociale. »
Comment faire ? Le rôle des intellectuels mais aussi et surtout celui des écrivains, des cinéastes est de faire connaître ces êtres et ces lieux déshumanisés, cette « France morcelée », pour reprendre le titre d’un ouvrage éclairant du sociologue Jean-Pierre Le Goff, paru en 2008.
Pierre Rosanvallon appelle de ses vœux l’écriture du « roman vrai de la société » et se réfère à une tradition qui a su mêler fiction et enquête.
Ainsi Zola a mené une enquête fouillée auprès du personnel du Bon Marché avant d’écrire Au Bonheur des Dames. Aujourd’hui des écrivains comme Annie Ernaux et Florence Aubenas puisent dans la réalité proche le sujet de leurs s livres.. Les expériences livrées sur le Web se multiplient. Certains films aussi, notamment l’excellent Welcome de Philippe Lioret. Tous s’efforcent de parler autrement de la société qui nous entoure.
La démarche de Geoge Orwell est exemplaire. Il débute comme journaliste, totalement investi dans ce qu’il décrit. Dans la dèche à Paris et à Londres, le Quai de Wigan et Hommage à la Catalogne , à la fois journaux intimes et enquêtes sont des œuvres totalement engagées dans la réalité sociale de l’époque qui anticipent et nourrissent la fiction.
Dans 1984, le héros Winston prend conscience de ce que le Parti a anéanti.
« On disparaissait et personne n’entendait plus parler de vous, de vos actes. » Alors que
« Les gens des deux générations auparavant étaient dirigés par des fidèlités qu’ils ne mettaient pas en question. Ce qui importait c’étaient des relations individuelles. (…) Winston pensa soudain que les prolétaires étaient demeurés dans cette condition. Ils n’étaient pas fidèles à un Parti, un pays ou une idée, ils étaient fidèles l’un à l’autre ( …) Les prolétaires étaient restés humains. »
Cette prise de conscience de Winston annonce le thème que Pierre Rosanvallon développe dans son ouvrage. Si l’on remplace le terme « prolétaires » très connoté historiquement par « peuple », cela pourrait donner « le peuple était resté humain ». Entendons nous bien, nous vivons heureusement en démocratie et non dans le monde totalitaire de 1984, et l’inhumanité ne régit pas notre société. Mais si l’on donne à humain son sens fondamental, pratique et moral, la formule pourrait s’accepter.
Dés lors faut-il condamner la politique ? Non selon Pierre Rosanvallon, mais il faut la rendre à la réalité :
« Elire les représentants c’est choisir des gens qui portent notre réalité c’est à dire notre quotidien. »
Et il s’en prend au discours essentiellement économique, pensée unique des dirigeants de gauche comme de droite qui proposent une vision sclérosée et dangereuse, déconnectée de la réalité et du vécu social et moral des gens ordinaires, les « ordinary people » chers à Orwell. Celui-ci le disait déjà dans ses Ecrits politiques :
« Le socialisme dans son sens économique n’a rien à voir avec une conception de la liberté et de l’égalité ou de la décence ordinaire. »
Mais cette critique à l’égard des dirigeants ne cache-t-elle pas une dérive populiste ? On sait que la dénonciation des élites, qui seraient responsables de tous nos maux, peut conduire aux pires excès.
Essayons donc de mieux cerner les éléments de cet humanisme, en sélectionnant , à partir de ces citations, quelques formules significatives :
- « C’est l’ignorance d’autrui qui produit la désolidarité sociale »
- « Faire le roman vrai de la société pour combattre le déchirement et la désolidarité »
- « Ce qui importait c’étaient les relations individuelles (…) Rester fidèles l’un à l’autre »
Comment définir l’humanisme modeste ?
Ces formules n’aboutissent pas à une définition théorique mais on peut, en les comparant, déterminer ce que les linguistes appellent un champ sémantique.
En opposant les points négatifs : « l’ignorance d’autrui », « déchirement et désolidarité », aux points positifs : « roman vrai de la société », « les relations individuelles »,« fidélité »,
on détermine le champ sémantique de l’humain. Au sens où l’homme se définit anthropologiqument, pourrait-on dire, par des relations individuelles dans un cadre social , garanties par la décence commune.
L’humanisme modeste serait alors cette pratique humaine sans idéologie fondée sur une évaluation réaliste de l’état de la société. Il relèverait de la morale plutôt que du moralisme. De ce moralisme qui caractérise les idéologies du Bien ( Eglise, Parti, Marché) selon le philosophe Jean-Claud Michéa et qu’il qualifie de « cathéchisme moralisateur ».
Pratique humaine qui est au fondement de toute société humaine. Le grand anthropologue Marcel Mauss a dégagé dans son Essai sur le Don les conditions anthropologiques universelles : le principe de toute moralité, observe-t-il, cest de se montrer capable de « donner, de recevoir et de rendre ».
Humanisme modeste : il se manifeste dans ces comportements fondamentaux et dans leur pratique quotidienne liée à une morale élémentaire porteuse de ce sentiment qu’il est convenu d’appeler, au sens moral justement, l’Humanité. Humanisme sans héroïsme, sans valeurs revendiquées, simple et nécessaire, banal pourrait-on dire. Dans son beau livre sur les camps de la mort, Face à l’Extrême, Tvestan Todorov parle de « Banalité du Bien ».
L’humanisme modeste se pratique et se vit, plus qu’il ne se dit.
Pratiques de l’humanisme modeste ;
Trois exemples volontairement différents pour illuster cette pratique.
1/ Face à l’Extrême . Dans ce livre déjà cité, Tvestan Todorov enquête sur la vie quotidienne dans les camps – nazis et staliniens -. Sans ignorer l’horreur, il a voulu mettre en lumière les actes qui montrent « face à l’extrême » la persistance de l’humanité. Ces actes, il les appelle « les actes de vertu quotidienne » ; Il donne de multiples exemples de la pratique de deux vertus essentielles, le souci d’autrui et la dignité, la plupart banals mais transcendés par la situation.
Un témoignage parmi tant d’autres livrés par T.Todorov :Robert Antelme dans L’Espèce Humaine, le livre où il raconte son internement à Buchenwald et à Dachau, évoque la figure de Jo, un grand silencieux :
« Dans le wagon qui les transfère, lors de l’évacuation finale des camps, Robert ne trouve pas de place : « Je me couche sur Jo, qui réagit mais ne crie pas. » ; Plus tard, toujours sans parler, Jo lui tend la main, avec quelques grains de soja dedans, on peut les mâcher, c’est nourrissant. Plus tard encore, il faut avancer : « Jo m’aide à marcher. Faternité de Jo, silencieuse. »
« Fraternité silencieuse », ce pourrait être une autre caractérisation de l’humanisme modeste. D’ailleurs T.Todorov, dans sa conclusion, insiste sur la portée de la leçon :
« Non seulement, contrairement à un préjugé répandu, la vie morale ne s’est pas éteinte aux camps, mais , de plus, il se pourrait que nous y trouvions de quoi fonder une morale quotidienne à la mesure de notre temps. »
2/ Comment cette morale quotidienne se manifeste-t-elle aujourd’hui ?
Face à la crise , évoquée précédemment, il m’a paru utile de se tourner vers le monde associatif, vaste nébuleuse qui touche à tous les domaines de la vie sociétale, dans laquelle se découvre souvent une véritable pratique de ces « vertus » propres à la « morale quotidienne » définies par T.Todorov.
Une récente visite à un couple d’amis, ex-collègues, en retraite dans la campagne poitevine, en retraite mais non retirés de l’activité sociale, m’a permis de les interroger sur la vie associative dans cette France périphérique, pour reprendre le titre du livre de Chritophe Guilluy qui a fait un certain bruit lors de sa parution en 2014.
Selon eux, il existe plusieurs types d’association opérant à divers niveaux pour s’efforcer de corriger les effets de la crise et notamment le chômage.
- Au niveau administratif, il y a le travail de « resocialisation des marginaux ». En relation avec un juge, des agents – dont c’est le métier –font de la réalphabétisation, du réapprentissage de gestes fondamentaux (ex.faire des courses)
- Au niveau communal, on trouve des « associations intermédiaires ». Là aussi, il s’agit de réapprendre la vie sociale quotidienne, par exemple après une longue période de chômage. On est au carrefour de l’officiel et du bénévolat, y participent des employés municipaux, des employeurs et de simples bénévoles.
- Enfin au niveau de l’histoire sociale locale, il existe des traditions d’entraide qui perdurent. Ainsi à Thouars, ancienne ville de cheminots, l’entraide et la solidarité se perpétuent même après la disparition des activités industrielles du chemin de fer.
Ainsi qu’il soit profesionnel ou bénévole l’effort de ces associations illustre significativement cet humanisme quotidien et pratique, attentif à réintroduire l’autre dans la réalité sociale.
3/ Peut-on parler d’humanisme modeste en Franc-Maçonnerie ?
Une Loge est aussi une association, au sein de laquelle le Frère Hospitalier remplit un office peut-être moins exposé et plus discret que d’autres mais néanmoins fondamental.
Selon une tradition millénaire, le nom d’Hospitalier désigne les religieux voués au service des voyageur, des pélerins ou des malades. Héritier de cette tradition le Frère Hospitalier aide les Frères dans le besoin grâce aux dons des Frères de la Loge , il visite aussi les malades.
Il existe ainsi à côté de l’Humanisme philosophique hérité de la Renaissance et des Lumières cet humanisme fraternel discret et nécessaire qui fait de la Fraternité maçonnique une réalité chaleureuse et profondément humaine.
On la découvre dans l’expérience fondamentale de l’initiation au cours de laquelle les Frères ne sont pas qu’un nom mais une présence : une voix, un serrement de main, une accolade.
Je suis conscient d’avoir fait beaucoup de détours et de m’être abrité derrière trop de citations, mais si le concept( ce n’est pas le terme adéquat !) est simple, ses manifestations sont si concrètes et évidentes qu’il semble ne pas valoir la peine de les relever, peut-être parce qu’on trouve difficilement les mots pour les dire.
C’est pourtant, me semble-t-il, cette idée que les hommes et femmes qui vivent parfois difficilement la réalité sociale sont dépositaires d’un code moral - appelons-le l’humanisme modeste- qui permet d’aider l’autre et de résister au pire à l’horreur et aujourd’hui aux méfaits de l’idéologie libérale et de la pensée unique.
Ce n’est rien moins qu’un des fondements du vivre-ensemble.
BIBLIOGRAPHIE : Je vous épargne une bibliographie exhaustive et assommante, je m’en tiendrai aux auteurs que j’ai abodamment cités.
George ORWELL ; 1984 ; 1949
Ecrits politiques ; 2009
Pierre ROSANVALLON ; Le Parlement des invisibles ,2013
Interview dans Télérama , 01/01/2014
Tvestan TODOROV, Face à l’Extrême ,1994
Daniel CAMPAGNE