Au 18ème siècle, les Lumières ont prolongé le courant de pensée humaniste né avec la Renaissance et entretenu par les Libertins du 17ème siècle, en engageant la lutte contre le dogmatisme et les superstitions. Il faut avoir le courage de se servir de son propre entendement, comme le disait Kant. Se libérer des préjugés et de la superstition, pour se servir librement de sa raison : c’est cela, être un adepte des Lumières. Descartes déjà[1] appelait « lumière naturelle », la raison délivrée de toute théologie, voire de toute métaphysique. Les Lumières, c’est un idéal de connaissance, de tolérance, de laïcité, de progrès ; c’est le projet d’un être humain lucide et libre. En ce sens, l’idéal des Lumières est de tous les temps. La maxime qui caractérise les Lumières peut être résumée par : « Liberté de penser ! ». Montaigne l’avait faite sienne, les libertins du 17ème siècle s’en emparèrent et Voltaire devait l’illustrer.
Si malgré les guerres, la misère et le despotisme royal, le 17e siècle a été grand, c’est moins au Roi Soleil qu’il le doit, qu’à la foule des savants, des philosophes, des écrivains, des artistes, des inventeurs, des aventuriers et des explorateurs, qui ont fait avancer la connaissance et les idées ; et aussi en particulier aux « mauvais esprits », qui prirent la liberté de chercher sans préjugé, des réponses aux questions posées par les multiples crises qui accompagnèrent ces temps nouveaux.
Ces libertins,[2] comme ils ont été qualifiés par dérision, avaient eu un précurseur en la personne de Montaigne. À travers le portrait qu’il faisait de lui-même, Montaigne montrait les contradictions de la nature humaine, son impuissance à trouver la vérité, ainsi que la relativité des mœurs et des usages ; son œuvre proposait un art de vivre fondé sur une sagesse prudente, inspirée par le bon sens et la tolérance.
À la fin du 16ème siècle[3], être libertin signifiait haïr la contrainte et suivre sa pente naturelle, sans s’écarter de l’honnêteté. Mais au 17ème siècle déjà, sous l’influence de la pensée religieuse alors dominante, la qualification de libertin avait pris une coloration péjorative ; le libertin était celui qui, aimant trop la liberté et l’indépendance, se dispensait sans scrupules de ses devoirs religieux. On disait de lui : c’est un esprit fort, un libre penseur, une personne déréglée dans ses mœurs… L’idée, on le voit, était qu’un libre penseur, en se dégageant de l’autorité de la pensée religieuse, ne pouvait qu’être déréglé dans ses mœurs.
Encore au 20e siècle, au sujet du libertin du 17e siècle on a pu lire[4] : « un homme aimant le plaisir, tous les plaisirs, sacrifiant à la bonne chère, le plus souvent de mauvaises mœurs, raillant la religion, n’ayant d’autre Dieu que la Nature, niant l’immortalité de l’âme et dégagé des erreurs populaires. En un mot, c’est un esprit fort doublé d’un débauché. »
Si dans l’opinion commune le libertinage se confond avec la licence sexuelle, cela est surtout du à ce qu’il est devenu au 18e siècle ; mais c’est aussi parce qu’il est toujours plus facile de déconsidérer un adversaire idéologique en l’accusant de transgresser les conventions, qu’en réfutant ses arguments philosophiques.
Or justement, après l’intérêt porté par la Renaissance aux auteurs de l’Antiquité, un commencement de libération des mœurs, traduit par une certaine littérature érotique, accompagnait alors la libération des esprits. Cette libération des esprits et des mœurs était confrontée à un raidissement de l’Église, dont l’autorité morale et intellectuelle se faisait de plus en plus intolérante, après la Contre Réforme qui avait suivi la conclusion du concile de Trente en 1563. Le Conseil du roi, à la demande de la Sorbonne, interdisait même, en 1671, l’enseignement du cartésianisme. Le calvinisme de son côté se montrait à la même époque non moins intolérant.
Les gens que l’on a regroupés sous le terme de libertins n’ont pas fait autre chose que de poser un problème philosophique, en s’interrogeant sur la vérité et sur la légitimité du dogme. À la lumière de l’expérience, ne fallait-il pas renoncer aux vérités toutes prêtes, consacrées par la tradition ? Ne fallait-il pas accepter la liberté de la conscience ?
Le libertin était un érudit, adonné à la réflexion philosophique et attentif aux progrès de la connaissance scientifique. Il avait le sentiment de son individualité, avec aussi une intelligence critique le portant au respect de la différence de l’autre. Pour substituer, avec le droit au libre examen, une pensée nouvelle aux vérités dogmatiques, il fallait s’attaquer au principe d’autorité ; principe en vertu duquel une instance socialement ou traditionnellement supérieure ne pouvait pas être contestée, la première de ces autorités étant l’Écriture sainte. Libre examen des textes et démarche scientifique dans leur étude, en vue de leur vulgarisation, telle serait la démarche de penseurs libres du 17ème siècle comme l’oratorien Michel Simon, dont Bossuet disait : « Tout l’air du livre de M. Simon inspire le libertinage et le mépris de la théologie, qu’il affecte d’opposer à la simplicité de l’Écriture[5]. »
L’enseignement scolastique, fondé sur le commentaire des écrits d’Aristote, ne résistait pas à l’examen critique, éclairé par les découvertes du siècle, ni à la nouvelle méthode qui s’imposait progressivement : observation des phénomènes, énoncé d’une hypothèse explicative, argumentation de l’hypothèse par le raisonnement et confirmation par l’expérimentation. « La raison seule est ma reine… » déclarait Cyrano de Bergerac, « N’embrassons donc point une opinion à cause que beaucoup la tiennent, ou parce que c’est la pensée d’un grand philosophe ; mais seulement à cause que nous voyons plus d’apparence qu’il soit ainsi que d’être autrement. » L’examen par la raison ne supportait plus l’argument d’autorité.
Des esprits forts, comme l’abbé d’Aubignac, montrèrent la déraison de la justice dans les procès en sorcellerie, notamment dans celui d’Urbain Grandier, brûlé vif en 1634. D’autres, comme La Mothe Le Vayer, osèrent même se dire partisans de l’instruction des femmes, suggérant que leur esprit n’était pas inférieur à celui de l’homme.
En réalité, cependant, les libertins n’étaient pas des athées intolérants, ni même des adversaires de la foi ; leur démarche était celle que Descartes préconisa dans son Discours de la Méthode : « […] ne recevoir jamais une chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » Ils n’étaient pas non plus des fanatiques de la raison ; conscients des limites de l’homme, ils fondaient leurs analyses sur le sens critique et le sentiment de la relativité, et non sur la certitude d’atteindre la vérité. Ils dénonçaient l’intolérance, le conformisme et l’idéologie de l’exclusion.
Pour eux, il n’était aucune question que la conscience n’eût le droit de se poser ; ni tabous ni interdits ne devaient empêcher de comprendre et de se convaincre. La définition des miracles, l’idée de Providence, l’immortalité de l’âme, la nature et l’existence de Dieu… autant de sujets que ces esprits forts se faisaient un devoir d’aborder. S’ils n’étaient pas vraiment athées, ils assouplissaient souvent à leur usage les règles de la religion ; certains étaient agnostiques, la plupart se montraient anticléricaux. L’Église, en tant que pouvoir, les inquiétait et ils constataient que la monarchie fondait son pouvoir absolu sur un droit prétendument divin et sur le soutien de l’Église gallicane. La révocation de l’Édit de Nantes en 1685 s’inscrivait dans la perspective illusoire d’une homogénéité confessionnelle du royaume dans la religion du roi.
L’appropriation du fait religieux par le pouvoir politique obéit toujours en effet, d’une façon générale, à une logique bien analysée par Spinoza dans son « Traité théologico-politique » où il cite Quinte-Curce : « La superstition est le plus sûr moyen auquel on puisse recourir pour gouverner la masse. » et aussi Machiavel : « Le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal consistent à tromper les hommes, et à colorer du nom de religion la crainte par laquelle on veut les maîtriser ; de sorte qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et pensent non se faire honte, mais s’honorer au plus haut point, lorsqu’ils sacrifient leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul individu.[6] »
Descartes lui-même proposait de soumettre toute philosophie au doute et considérait qu’une morale devait être adoptée « par provision », en fonction des usages en vigueur dans la société où l’on se trouvait.
Ces penseurs critiques, qu’étaient les libertins, constataient que l’absolu et la perfection n’étaient pas de ce monde et que par ailleurs, le cosmos restant silencieux, le surnaturel posait question. Le plus dérangeant pour leurs contemporains, c’est qu’ils établissaient la rupture entre religion et morale. Et ainsi : « Le libertinage n’est pas dans les idées ; il est dans les audaces. Il n’est pas dans les réponses ; il est dans les questions. Et j’y vois un modèle pour tous les temps.[7] » La lecture de quelques auteurs comme Théophile de Viau, Gabriel Naudé, Tristan L’Hermite, Pierre Gassendi, ou l’auteur anonyme de l’École des Filles, mais surtout Cyrano de Bergerac, permet de se faire une idée de ce que fut au 17e siècle ce courant de pensée libertin, qui fit la transition entre les humanistes de la Renaissance et au 18ème siècle les philosophes du Siècle des Lumières.
Le 18ème siècle fut une période où la pensée évolua vers une contestation de la religion, de la monarchie et des normes du classicisme en art. On peut y voir un mouvement, initié par les humanistes de la Renaissance, puis continué par les libertins du 17ème Siècle et les penseurs du rationalisme classique, qui trouva son aboutissement dans la pensée des philosophes du Siècle des Lumières. Cette évolution des esprits devait conduire finalement à la crise de la Révolution française et, par réaction, au romantisme à la fin du siècle.
En France, avec la fin du règne du Roi-soleil, la Cour avait cessé d’être le centre et la source de l’opinion. Le mouvement des idées partait désormais des salons, des cafés, des clubs. D’abord mondaines, les conversations, dans ces salons à la mode où l’on invitait des écrivains et des hommes de science, devenaient savantes et philosophiques. Certains cafés comme le Procope étaient fréquentés par des philosophes qui échangeaient là leurs idées et leurs opinions politiques. L’institution des clubs, venue d’Angleterre, s’implantait en France, où elle prolifèrerait et jouerait un rôle important sous la Révolution.
En réaction à la rigueur janséniste et à l’austérité instituée par Madame de Maintenon, le libertinage s’était répandu, sous la forme d’une licence des mœurs allant souvent jusqu’à la débauche. Les philosophes, rejetant les solutions théologiques ou métaphysiques et l’autorité des traditions, se livraient maintenant à un examen critique des notions fondamentales concernant la destinée humaine et l’organisation des sociétés. Ils développaient une pensée politique. Leur réflexion s’appuyait sur une totale confiance dans le progrès, qui résulterait désormais de l’usage en toutes choses de la raison.
On a pu dire que l’esprit philosophique de l’époque était un nouvel humanisme et qu’il trouva son expression la plus claire dans la réalisation de l’Encyclopédie. La science, devenue expérimentale, bousculait désormais la métaphysique jusque dans la littérature. La philosophie s’en inspirait, elle exigeait maintenant des faits contrôlés, du raisonnement, de la méthode, elle renonçait à chercher le pourquoi des choses et se contentait d’en expliquer le comment, rejetant les causes premières dans l’inconnaissable.
Certains philosophes, comme Voltaire et Diderot, se voulaient européens et même citoyens du monde ; convaincus de l’universalité de la raison, ils combattaient les particularismes et les préjugés nationaux. Voltaire et Montesquieu, notamment, proposaient de s’inspirer des leçons de tolérance et de liberté, données par le régime politique de l’Angleterre. L’influence anglaise, avec en particulier la physique de Newton, la philosophie de Locke et le théâtre de Shakespeare, générait en France une sorte d’anglomanie.
L’origine de ce courant de pensée critique et de philosophie naturaliste, qui allait aboutir à l’esprit encyclopédiste, remontait à la Renaissance, à Montaigne et à Rabelais en particulier. Mais le 18ème siècle apportait, à soumettre à l’esprit d’examen, des éléments nouveaux alimentant la critique des croyances traditionnelles et la réflexion sur les questions politiques, sociales et économiques. Les récits de voyages, par exemple, mettaient en évidence la relativité de nos valeurs européennes. La sagesse des chinois, qui émerveillait les missionnaires jésuites, montrait que ces disciples de Confucius avaient des mœurs civilisées et un état organisé, bien que n’ayant aucune connaissance de la Bible et du Christ, et que par conséquent : la morale n’était pas nécessairement liée à la religion. Les écrits sur les « sauvages » d’Amérique portaient aussi à parler d’une morale et d’une religion, naturelles.
L’Encyclopédie, qui d’une certaine façon matérialise l’esprit des Lumières, fut d’abord un projet du libraire Le Breton, qui voulut en 1745 publier en français la « Cyclopædia » de l’Anglais Chambers. Ce dernier avait lancé son ouvrage par souscription en 1728. Il n’est pas indifférent de savoir que Chambers était un humaniste et qu’un autre humaniste, en France, le chevalier de Ramsay dans un discours de 1736, annonçait la réalisation d’« un dictionnaire universel des arts libéraux et des sciences utiles », en ajoutant : « On a déjà commencé l’ouvrage à Londres, on pourra le porter à sa perfection en peu d’années ». Rien d’étonnant, donc, à ce que l’imprimeur Le Breton entreprît cette publication. Il proposa donc la traduction de la « Cyclopædia » à Diderot, qui tout d’abord commença ce travail, mais bientôt éprouva le désir d’élargir le projet.
Les progrès de la science donnaient l’impression d’ouvrir un univers sans bornes, le savoir éclatait. L’Encyclopédie serait le catalogue des acquisitions de l’esprit humain, que la commodité commandait de classer par ordre alphabétique. D’Alembert et Diderot, nommés codirecteurs du projet en 1747, eurent dès le début plus de cinquante collaborateurs, dont Buffon et Rousseau. Au total ils furent cent-soixante à participer à ces travaux, dont le chevalier Louis de Jaucourt fut la cheville ouvrière. L’incarcération de Diderot pour sa « Lettre sur les Aveugles » en 1749, puis l’affaire de l’abbé Prades, accusé d’y défendre la religion naturelle, provoquèrent l’hostilité contre cette entreprise des Lumières. Dès 1752, un arrêt du Conseil du roi interdisait l’ouvrage. Néanmoins, le nombre de souscripteurs ne cessa d’augmenter : 1000 pour le premier tome en 1751, 4200 en 1757 pour le tome VII, contenant un article « Genève » de d’Alembert, qui provoqua la rupture avec Rousseau. Les autorités religieuses animaient la réaction. Voltaire s’inquiétait. D’Alembert se retira et Diderot resta seul. En 1758, le scandale provoqué par l’ouvrage d’Helvétius, « De l’Esprit », ameutait les conservateurs. En 1759, le Conseil d’État du roi révoquait les lettres de privilège antérieurement accordées. L’Encyclopédie devrait désormais s’élaborer dans l’ombre. Effrayé, l’éditeur Le Breton censurait les textes. Néanmoins, Diderot persévérait, et en 1766 les tomes VIII à XVII étaient livrés sous le manteau ; les volumes de planches seraient distribués jusqu’au dernier en 1772.
L’Encyclopédie, ou « Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » est un recueil de savoirs et de méthodes concernant les sciences, la poésie, les beaux arts, les arts libéraux et les arts mécaniques ainsi que les métiers. Elle marque la promotion de l’artisan, autant que celle du philosophe. Au milieu des connaissances de toute nature, recensées dans l’Encyclopédie, se dissimulent des critiques de la religion et du pouvoir. Cela surtout dans les sept premiers volumes, avant que Le Breton n’applique sa censure. Dans son ensemble, l’Encyclopédie est un ouvrage de la libre expression de la raison, un éloge des progrès de l’esprit humain, thème par excellence des Lumières (ainsi que de l’Aufklärung en Allemagne et de l’Enlightenment en Angleterre). Mais elle était aussi une machine de guerre contre la superstition. Les progrès de l’esprit humain, rendus sensibles par les découvertes des deux siècles précédents, imposaient une nouvelle philosophie de l’histoire de l’humanité ; à celle de la chute et du rachat, se substituait celle de l’humanisme et du progrès. L’Encyclopédie elle-même était une œuvre en devenir ; elle ne pouvait être que progressive.
Certains ont décelé dans l’Encyclopédie un recueil de ruses mystificatrices, mais il faut comprendre que le procédé consistant à masquer pour sous-entendre et suggérer, était nécessaire en ce siècle-là, dans le combat pour la liberté. Cette œuvre est surtout un inventaire des connaissances constituant à un moment de l’histoire le capital de l’humanité, des lumières à transmettre et à faire fructifier par les générations futures.
Voltaire est sans conteste le plus emblématique des philosophes des Lumières. Après un séjour de onze mois à la Bastille pour une épigramme contre le Régent, il devint célèbre à 24 ans grâce au succès de sa tragédie « Œdipe » en 1718 ; une célébrité confirmée par son poème « La Ligue » en 1723. Il triomphait alors dans les salons par ses talents de poète mondain. Mais une dispute avec le chevalier de Rohan l’envoyait une nouvelle fois à la Bastille, puis en exil en Angleterre de 1726 à 1729. De retour en France il donnait des tragédies et publiait clandestinement des ouvrages. En 1734 paraissaient les « Lettres Philosophiques[8] », une bombe contre l’Ancien Régime ; elles lui valurent la lettre de cachet qui l’obligea à s’exiler en Lorraine, chez madame du Chatelet[9]. Il écrivit là un dangereux « Traité de Métaphysique » dont il différa la publication, ainsi que de nombreuses pièces, notamment « Mahomet » en 1741. En 1744 il était rappelé à Versailles, où il fit l’expérience du courtisan déçu qu’il devait transposer dans « Zadig ». Sa disgrâce le renvoya en Lorraine et à la Cour de Stanislas. Rentré à Paris en 1749, après la mort de madame du Chatelet, il publiait en 1752 « Micromégas », un conte philosophique.
À la suite d’une expérience prussienne qui lui avait montré l’envers du despotisme éclairé, il s’installait en Alsace, puis aux portes de Genève, où il rêvait d’instaurer le culte de l’Être Suprême, et d’où il publiait en 1756 son « Essai sur les Mœurs », dans lequel il jugeait sévèrement Calvin. Il s’engageait alors dans la bataille encyclopédique et écrivait en 1759 « Candide », un chef-d’œuvre du conte philosophique. En 1760, Voltaire s’installait au château de Ferney, prêt à se réfugier en Suisse en cas d’alerte. Il y écrivait encore une dizaine de tragédies, correspondait dans toute l’Europe avec des rois et notamment avec Frédéric II de Prusse et Catherine de Russie, ainsi qu’avec ses amis de Paris, qui faisaient jouer ses pièces et le protégeaient de leur influence. En 1762 il se faisait le champion de la justice avec l’Affaire Calas, et en 1764 il publiait son « Dictionnaire Philosophique[10] ». En 1778, à 84 ans, Voltaire rentrait enfin triomphalement à Paris pour assister à la représentation de sa dernière tragédie « Irène », se faire initier franc-maçon le 7 avril et mourir le 30 mai 1778, après avoir rédigé sa profession de foi : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, en détestant la superstition. »
Voltaire est un polémiste, il n’affirme bien sa pensée que dans la controverse. Pour lui, philosophie signifie libre pensée. Son combat pour la tolérance et les droits de l’homme contre le fanatisme religieux, reste d’actualité : « Plus que jamais, il est urgent de redécouvrir la pensée de celui qui jugeait que rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison[11]. »
Dans ses contes philosophiques comme Zadig, Micromégas ou Candide notamment, son scepticisme pour la Providence, le rôle majeur du hasard, l’absurdité des religions, la médiocrité de l’homme, les méfaits du fanatisme, sont les thèmes qui en constituent la trame. Enfin, partout il affirme sa foi dans les progrès de la raison et l’universalité fondamentale de la nature humaine : « Il résulte de ce tableau que tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble d’un bout de l’univers à l’autre ; que tout ce qui peut dépendre de la coutume est différent […] ainsi le fonds est partout le même, et la culture produit des fruits divers[12]… ». Ses analyses de l’humain, en particulier dans ses œuvres historiques comme l’« Essai sur les Mœurs » et « Le Siècle de Louis XIV », le portent à penser que dans l’avenir l’humanité, mieux guidée et plus éclairée, ira de plus en plus vers la civilisation. Mais il exprime aussi parfois du pessimisme, notamment dans son « Poème sur le Désastre de Lisbonne ». En réalité, entre optimisme et pessimisme il est partagé, et face à l’indifférence de la Providence il veut inviter les hommes à organiser eux-mêmes la vie sur terre, car c’est à eux qu’il revient d’améliorer la condition humaine et de répandre les lumières.
Sous la forme d’un combat contre les vaines spéculations métaphysiques, les questions religieuses occupent l’essentiel de son œuvre, notamment dans ses « Lettres Philosophiques » et son « Dictionnaire Philosophique ». La sagesse, pour lui, consiste à se désintéresser de la métaphysique pour rechercher le bonheur terrestre. Toutefois il n’est pas athée ; il est déiste et anticlérical. Il s’attaque à Pascal, en qui il voit un fanatique qui égare l’homme dans la métaphysique, le dégoûte de la vie terrestre, et par son pessimisme le détourne de vivre selon sa nature : « Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux ; il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux ; il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les Jésuites.[13] » En opposition aux encyclopédistes athées, comme Diderot, il donne une justification de sa croyance en l’existence de Dieu, l’horloger, l’éternel architecte du monde : « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger[14]. » Et puis, pense-t-il, la croyance en Dieu est utile à la société ; la crainte d’un Dieu rémunérateur et vengeur est la meilleure justification de la morale pour les esprits simples.
Les philosophes toutefois peuvent s’en passer, admet-il, leur raison leur suffit pour fonder la morale. Pour Voltaire, les religions révélées reposent sur une imposture. Dans les textes bibliques, il ne voit qu’invraisemblances et superstitions primitives. Il s’oppose à la prétention pascalienne d’établir en raison le dogme de la chute originelle. Pour lui, ce n’est pas par la raison, que vient aux hommes l’idée de la chute de la nature humaine ; pour y croire, c’est à la foi seule qu’il faut avoir recours. Dans la diversité de leurs dogmes et de leurs rites, les religions se révèlent purement humaines… Voltaire a imaginé le jugement dernier : « Quand tous les procès furent vidés, j’entendis alors promulguer cet arrêt : De par l’Eternel, Créateur, Conservateur, Rémunérateur, Vengeur, Pardonneur, etc., etc., soit notoire à tous les habitants des cent mille millions de milliards de mondes qu’il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habitants sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions ; car telle est notre justice[15]. »
En réalité, pour lui l’essentiel, sur lequel reposent toutes les religions, est garanti par la raison et non par une illusoire révélation ; le fondement du sentiment religieux c’est la religion naturelle, conduisant au culte de l’Être suprême. L’esprit de secte, fondé sur des mystères incompréhensibles et des croyances superstitieuses, nuit à l’avènement d’une morale universelle. La grande préoccupation de Voltaire était de trouver le moyen d’assurer la paix en mettant fin aux luttes religieuses. Car c’est en effet la morale, qui importe. « La religion n’est instituée que pour maintenir les hommes dans l’ordre et leur faire mériter les bontés de Dieu par la vertu[16]. » Il n’y a pas deux morales, dit-il, « Dieu a mis dans tous les cœurs la conscience du bien, avec quelque inclination pour le mal[17] ». Notre raison et notre conscience sont nos véritables guides. Attachons donc moins d’importance aux dogmes incertains qu’aux actes vertueux, ainsi les persécutions feront place à la tolérance universelle. « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères[18] ! » Dans son « Épitre à Horace », parlant de la mise en valeur de Ferney, il écrit :
« Et pour mieux cimenter mon utile entreprise,
J’unis le protestant avec ma sainte Église.
Toi qui vois d’un même œil frère Ignace et Calvin,
Dieu tolérant, Dieu bon, tu bénis mon dessein ! »
Le fanatisme religieux, l’enthousiasme pour une idée, qui ramène tout à une pensée unique au lieu de voir le juste milieu des opinions, c’est là l’obstacle à la fraternité des hommes. C’est ce que dénonce Voltaire. Pour lui, la philosophie seule favorise l’esprit de tolérance.
En ce qui concerne la philosophie, précisément, Voltaire s’est rallié aux idées de Locke, qui a eu le mérite de se détourner des systèmes métaphysiques pour s’en remettre à l’expérience ; ruinant ainsi la théorie des idées innées, claires et distinctes, de Descartes dont il dit : « Il assura que l’on pense toujours, et que l’âme arrive dans le corps pourvue de toutes les notions métaphysiques, connaissant Dieu, l’espace, l’infini, ayant toutes les idées abstraites, remplie enfin de belles connaissances, qu’elle oublie malheureusement en sortant du ventre de sa mère.[19] » Avec Locke, Voltaire admet la possibilité de la nature matérielle de l’âme. Considérant que nous ne connaissons ni l’esprit ni la matière, il dit que ce serait impiété que de borner la puissance de Dieu : « … qu’il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c’est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle ; il ne m’appartient pas de la borner[20]… » Il faut noter aussi l’admiration que Voltaire portait aux hommes de science que furent Francis Bacon et Newton. De Bacon il dit : « Il fut le vrai père de la philosophie expérimentale. […] Peu de temps après, la physique expérimentale commença tout d’un coup à être cultivée à la fois dans presque toutes les parties de l’Europe.[21] » Et sur Newton : « Les découvertes du chevalier Newton, qui lui ont fait une réputation si universelle, regardent le système du monde… ». Voltaire écrit quatre lettres successives (quatorze à dix-sept) pour expliquer comment Newton est allé bien plus loin que Descartes, et montrer l’importance de ses travaux sur le système de l’attraction universelle, sur l’optique, sur l’infini et sur la chronologie.
Si la question religieuse occupe la première place dans les préoccupations de Voltaire, la politique vient immédiatement après. Il considère que les hommes sont naturellement libres et égaux et il fait l’éloge de la démocratie.
Il a cru un moment au despotisme éclairé, mais le caractère tyrannique et les ambitions belliqueuses du Grand Frédéric l’ont conduit à la désillusion. C’est au régime constitutionnel anglais qu’il s’est rallié finalement. « La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui d’efforts en efforts ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire le mal ; où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement sans confusion[22]. »
Pas plus qu’à la chute originelle, il ne croit à la bonté primitive de l’homme. Il s’agit donc d’organiser le bonheur terrestre de l’homme, par une sage politique conduisant à la civilisation. Il préfère la paix à la boucherie héroïque qui ruine les états, c’est à dire à la guerre de conquête, d’abord, mais aussi à la guerre civile et aux persécutions religieuses, affirmant que pour maintenir la paix à l’intérieur, il revient à l’État de faire respecter la tolérance. À l’exemple de ce qu’il a admiré en Angleterre, Voltaire revendique la liberté des personnes, une sorte d’habeas corpus, la libre disposition des biens et du travail, la liberté de parler et d’écrire, enfin la liberté de conscience ; précisant que c’est à la justice de garantir ces libertés. L’État doit organiser les choses pour assurer le bien-être du peuple. L’agriculture doit être libérée. « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s’est formée la grandeur de l’État[23]. » Le commerce est donc la source de la prospérité économique et du bien-être général.
Enfin, pour Voltaire, la civilisation trouve son couronnement dans les arts, et pour lui, le luxe est la consécration de la civilisation. Il est un épicurien ; il chante avec impertinence le luxe et le bien-être, scandalisant ainsi les moralistes austères de son époque. Son poème « Le Mondain » en 1736, fit scandale en opposant à l’idée religieuse de la félicité dans la vie future, la recherche de la jouissance terrestre, seul bonheur à la portée de l’homme :
« … J’aime le luxe et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments… »
[…]
C’est bien en vain que par l’orgueil séduits,
Huet, Calmet[24], dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis… »
Voltaire méprise « la canaille » qui vit dans l’ignorance et la superstition, mais il ne renonce pas à instruire « la partie saine du peuple » et il compte sur l’élite éclairée pour conduire la société. « Si les imbéciles veulent encore du gland, laisse les en manger ; mais trouve bon qu’on leur présente du pain[25]. » Voltaire a été le principal maître à penser de la bourgeoisie libérale et anticléricale qui devait faire la Révolution. Il est le plus grand penseur français des Lumières.
Au 18ème siècle, avec Voltaire notamment, les lumières postulent la marginalisation démystifiante des savoirs ou prétendus tels relevant de la foi, ou même de l’intuition, et la disqualification de l’adhésion irraisonnée à l’autorité. Marginalisation qui doit aboutir, soit à leur rejet, soit au moins à la prise de conscience de leur relativité pour en imposer un usage strictement privé. Les Lumières, c’est un combat en faveur de la raison, la dénonciation de l’intolérance, la mise en place d’une idéologie du progrès, un usage adulte de l’esprit humain.
Il faut noter cependant que, face au rationalisme philosophique ambiant, une réaction se dessinait dès le milieu du 18ème siècle. Contre le règne sans partage de la raison, une littérature remettant en honneur l’émotionnel et le sentiment, marquait l’émergence d’un courant de sensibilité préromantique, décelable déjà surtout chez Rousseau, qui célébrait la puissance de l’imagination et celle de la sensibilité, celle du sentiment religieux aussi. Rousseau sentimentaliste et religieux, et Diderot rationaliste et athée, représentent deux courants de l’humanisme des Lumières. Rousseau disait que l’on n’a de prise sur les passions que par les passions. La Nouvelle Héloïse a peut-être été en son temps, le plus influent des romans romantiques.
Claude J. DELBOS
[1] Cité par A. Comte-Sponville, « Dict. philosophique » puf 2001 p.347.
[2] « Libertins du 17e siècle » La Pléiade, Gallimard 1998, Introduction de Jacques Prévot.
[3] Voir le Grand Robert.
[4] Frédéric Lachèvre : « Libertinage érudit dans la première moitié du 17e siècle » 1943.
[5] Bossuet : « Défense de la Tradition et des saints Pères. » cité dans l’introduction de Jacques Prévot
[6] Citations relevées dans la préface de Jacques Prévot, ouv. cité.
[7] Jacques Prévot.
[8] Voltaire « Lettres philosophiques, Derniers écrits sur Dieu », présentation Gerhardt Stenger, GF Flammarion Paris 2006.
[9] Émilie du Châtelet (1709-1749) Femme de lettres et mathématicienne.
[10] Voltaire « Dictionnaire philosophique » préface René Pomeau, GF Flammarion Paris 1964.
[11] Présentation de Gerhardt Stenger, ouvrage cité.
[12] Conclusion de l’Essai sur les Mœurs.
[13] Lettres philosophiques, XXV : Remarques sur les Pensées de Pascal.
[14] Cf. « Les Cabales ».
[15] Dictionnaire philosophique, article Dogmes.
[16] Dictionnaire : Droit canonique, I.
[17] Dictionnaire : Aristote.
[18] Traité sur la Tolérance, 1763 : Prière à Dieu.
[19] Lettres philosophiques, XIII : Sur M. Locke.
[20] Micromégas : Conversation avec les hommes.
[21] Lettres philosophiques, XII : Sur le chancelier Bacon.
[22] Lettres philosophiques, VIII : Sur le Parlement.
[23] Lettres philosophiques, X : Sur le commerce.
[24] Deux théologiens ayant écrit sur le sujet.
[25] Questions sur l’Encyclopédie, article Blé.