Témoin du renouveau de la barbarie, l’humaniste peut-il se contenter de déplorer passivement ? La fraternité humaine qui le motive et le guide dans ses efforts pour comprendre l’Autre, ne connaît-elle pas là une limite ? N’y aurait-il de lutte possible contre la barbarie, qu’au prix du reniement de son engagement humaniste ? Est-il possible de combattre la barbarie sans ce reniement ?
Ces questions difficiles montrent bien la complexité du problème, qui est celui de la conciliation de deux exigences contradictoires : un engagement humaniste de la plus haute valeur morale confronté à la réalité immorale de la violence barbare.
La barbarie se renouvelle dans son expression ! C’est une réalité. Nous sommes témoins d’actes de barbarie, c'est-à-dire de faits, des crimes, des massacres aveugles, qui ramènent l’être humain à l’état d’avant la civilisation. Ce sont des conduites proches de l’animalité des origines. Il faut remarquer que cette présence de la barbarie, qui peut se manifester au cœur même de la société apparemment la plus civilisée, comme on l’a vu au milieu du 20ème siècle, se renouvelle sans cesse dans ses manifestations, mais a été dans sa réalité humaine, de toutes les époques. L’effort de civilisation a été un combat incessant de la partie éclairée de l’humanité contre sa composante obscure et brutale. Aujourd’hui comme toujours, l’issue de ce combat dépendra de la capacité de l’humanité éclairée à se montrer la plus forte. Mais la force de la civilisation ne repose pas sur l’emploi des mêmes procédés que ceux des barbares. La civilisation a été le mouvement de la partie de l’humanité qui a progressivement mis la force au service du droit et l’intelligence au service de l’éthique. La force de la civilisation, y-compris la force des armes, est dans sa capacité à faire preuve de plus d’intelligence, sa supériorité consiste à mieux connaître et comprendre son adversaire pour le combattre efficacement et l’amener à accepter les règles du comportement civilisé.
La passivité contemplative, dans ces circonstances, est-elle une conduite recommandable ? En tout cas, de tout temps et dans toutes les sociétés, nombreux sont les intellectuels et plus largement les membres éminents de la société, qui se sont réfugiés dans cette attitude passive de soumission, voire de servitude volontaire, face à la barbarie, en attendant « sagement » l’issue de la confrontation. La France en en a fait l’expérience au cours de la 2ème guerre mondiale.
L’humaniste, au nom de son engagement de chercher à comprendre l’autre pour l’amener à la fraternité dans la perspective de l’unité de l’humanité, pourrait peut-être se sentir incité à une attitude de « compréhension » du barbare, au point de se soumettre et même de se culpabiliser. Car comprendre l’autre, c’est d’abord accepter sa différence ! Le combattre ce serait ne plus l’accepter ! Mais n’est-il pas possible de combattre le barbare pour le bien l’humanité ?
C’est là, sans doute que l’humaniste doit se souvenir qu’il est aussi un héritier des Lumières, à l’œuvre pour l’amélioration de l’humanité dans son universalité. Il doit donc s’engager au combat contre la barbarie pour faire triompher et avancer la civilisation, c'est-à-dire l’avènement d’une société pacifique, meilleure et plus éclairée. Tout le problème qui se pose alors à sa conscience est dans sa façon de combattre le barbare. Son amour de l’autre exclut de laisser naître le sentiment de haine, exclut aussi toute action qui serait contraire au respect de la dignité humaine.
En raison de la mondialisation des communications, de la mobilité des personnes, de la circulation des images, et en raison des flux migratoires qui ont fait de nos villes des cités cosmopolites, l’aptitude des individus à comprendre la diversité humaine et sa complexité, avec sa composante d’ombre l’entrainant à la barbarie, et la capacité de la société à maîtriser cette diversité et cette complexité, sont aujourd’hui les conditions fondamentales d’une possibilité de vivre ensemble en paix et en harmonie. Par l’exploration de l’altérité qui consiste à apprendre à connaître l’autre pour saisir sa différence, il faut tenter de comprendre ce qu’elle implique dans son comportement, essayer de déceler d’où elle prend ses racines, voir en quoi on peut l’accepter ou ce qui, dans la différence, devrait être refusé et combattu. Il y a deux façons de mal comprendre l’altérité : vouloir la dominer et l’asservir, ou bien se convertir et l’accepter dans son entier, vouloir l’éliminer ou l’assimiler dans une tentation d’unité culturelle fantasmatique. Une autre tentation, illusoire par son apparente facilité, est de discriminer et de se séparer : les mêmes d’un même côté et les autres ailleurs d’un autre côté, à chacun son ghetto, social, ethnico culturel, religieux.
La recherche de la fraternité humaine, la voie de l’humaniste, est incompatible avec les discriminations. Valoriser les différences tendrait à séparer. Pour rapprocher il faut valoriser le semblable. Il faut pratiquer ensemble, en même temps la liberté et l’égalité, pour parvenir à la fraternité. Il ne s’agit pas de renier ses racines, mais il faut s’interdire d’en faire un argument de combat. Le métissage, d’abord culturel, est dans l’ordre normal des choses.
Comprendre la diversité humaine, c’est d’abord s’attacher à connaître l’autre pour ce qu’il est. C’est seulement à partir de cette prise de connaissance que pourra s’établir une relation de dialogue, d’échange, et de sympathie éventuellement, s’il y a une volonté réciproque de rapprochement. C’est aussi à partir de la connaissance de l’autre que l’on pourra déceler l’inclination à la barbarie et le combattre efficacement s’il est une menace.
L’action conduite par l’humaniste devrait avant tout chercher à toucher l’intelligence et le cœur de l’adversaire pour le convaincre de la supériorité de la civilisation sur la barbarie… Pour cela il lui faudrait d’abord situer les causes du comportement du barbare, les mobiles de ses actes. Où son esprit a-t-il pris les convictions qui l’ont engagé dans cette voie ? Quels sévices a-t-il pu subir qui le motivent pour une vengeance aussi féroce ? Où a-t-il pris cette aptitude à voir souffrir et à donner la mort ? C’est sur la réponse à ces questions et sur ces points-là quand ils auront été identifiés, que devront porter les efforts de combat de celui qui veut lutter contre la barbarie par amour pour l’humanité.
Quand le barbare agit par conviction, c’est dans l’éducation qu’il a reçue que se situent ses motivations. L’aptitude à souffrir et à prendre plaisir dans la souffrance des autres est certainement liée à un psychisme perturbé par des expériences traumatisantes de violence, dans la jeunesse notamment. Quand le barbare agit au nom d’un groupe humain, c’est dans la culture de ce groupe qu’il faut chercher les causes de l’action. Enfin comme nous l’avons dit plus haut, la dérive d’une société humaine vers la barbarie peut se produire même dans un pays apparemment très civilisé ; on peut penser alors qu’il s’agit là de la résurgence de l’animalité humaine sous l’effet de circonstances culturelles et psychologiques constituant un traumatisme collectif. La philosophie des Lumières, à laquelle est attaché l’humaniste, a eu pour objectif de lutter contre la tendance de l’être humain à se laisser emporter par la part d’ombre de sa psychologie et son animalité. L’humaniste est convaincu que le combat contre la barbarie, c’est avant tout la diffusion des idées philosophiques des Lumières ; par l’éducation des jeunes et par une action psychologique et culturelle sur les adultes.
Pour l’humaniste, philosophie signifie libre pensée. Il combat pour la tolérance et les droits de l’homme, contre le fanatisme religieux. Plus que jamais, il est urgent de redécouvrir que rien n’est aussi dangereux que la certitude de détenir la Vérité. L’humaniste affirme sa foi dans les progrès de la raison et l’universalité fondamentale de la nature humaine. Il est convaincu que tout ce qui tient intimement à la nature humaine se ressemble d’un bout de l’univers à l’autre. Ce qui dépend de la coutume est divers, c’est la culture. Ainsi le fond de la nature humaine est partout le même et la culture ajoute la diversité. Mais quelle que soit la culture, le caractère civilisé d’une société se mesure à l’élimination en son sein de la violence comme moyen de règlement des conflits et à la domination des arguments de la raison sur l’emportement des passions.
La sagesse, pour l’humaniste consiste à se désintéresser de la métaphysique pour rechercher le bonheur terrestre dans une vie pacifique. Dans la diversité de leurs dogmes et de leurs rites, les religions se révèlent purement humaines. Elles relèvent de la culture. En réalité, l’essentiel, sur lequel reposent toutes les religions, est garanti par la raison et non par une illusoire révélation ; le fondement du sentiment religieux c’est la religion naturelle, que l’on peut lier à l’humanisme. L’esprit de secte, fondé sur des mystères incompréhensibles et des croyances superstitieuses, nuit à l’avènement d’une morale universelle. La grande préoccupation doit être de trouver le moyen d’assurer la paix en mettant fin aux luttes religieuses.
Car c’est en effet la morale, qui importe. Il n’y a pas deux morales. Dieu, ou la nature, a mis dans tous les cœurs la conscience du bien, avec quelque inclination pour le mal. La raison et la conscience sont les véritables guides. Il faut donc attacher moins d’importance aux dogmes incertains qu’aux actes vertueux. Ainsi les persécutions et les actes barbares feront place à la tolérance universelle. Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères !
Claude J.DELBOS