L'homme n'est pas seulement comme les animaux un consommateur de la nature, il change le monde et en fait son domicile.
« Et depuis l'instant où l'homme a tendu la main vers les objets inanimés pour les transformer en outils, dans le monde naît cet être qui change l'ordre des choses mortes selon ses projets et intentions[1]. »
Mais toutes les acquisitions de l'intelligence humaine ont leur revers, elles peuvent être utilisées pour le mal comme pour le bien, pour la guerre comme pour la paix. En même temps l'homme essaie de comprendre d'où il vient et où il va, ainsi naît la religion et apparaît l'art. L'esprit humain ne reflète pas seulement le monde matériel, il a conscience de lui-même et il vit comme être social. La vitalité première lui est donnée, mais ce sont l'éducation et l'enseignement qui développent sa conscience ; c'est la raison qui donne à la perception du monde sa clarté, et l'émotion y ajoute sa spontanéité, sa plénitude et sa verve.
À l'aube de sa formation, l'homme se voit dans une double dépendance, celle des dieux du ciel et celle des souverains de la terre. Ce sont là les deux pôles entre lesquels se développent sa conscience et la création de mythes. Plus tard le développement de la conscience humaine passera par la compréhension des lois de l'univers et sa libération du mythe et de la religion. Plus tard encore, d'esclave il se libère de ces deux sujétions ; mais maître de lui-même, il devient dépendant des choses. Sa conscience se révoltant contre la perspective de la mort, il recherche quelque chose durable, sur quoi fixer son espoir.
Essayons de réfléchir sur l'avenir de l'humanité. Lire dans les choses les signes de l'avenir, n'est pas affaire de pouvoirs surnaturels. C'est la science qui tend à dévoiler au monde les jours à venir. Toutefois, le principal point d'appui de la prévision est moins l'état de la réalité que le sens de son mouvement. Y a-t-il un sens de l'histoire ? En fait, on ne peut pas prédire l'avenir, on peut seulement réfléchir sur ce qui pourrait arriver, et identifier les directions que l'histoire suggère.
Depuis la Renaissance les changements se sont accélérés dans les domaines des sciences et techniques, et dans l'organisation des sociétés humaines. Mais la nature humaine, elle, n'a pas vraiment changé. Le pouvoir humain a augmenté mais la part de la raison reste minime. Notons qu'il faudrait d'ailleurs clarifier ce qu'est la raison car beaucoup la confondent avec la logique formelle. De même, l'organisation des sociétés a évolué, mais la civilisation a-t-elle gagné ? Ce ne sont pas la raison et la morale qui servent de levier au mouvement de l'histoire, mais l'intérêt. L'humanité reste divisée en groupes ayant des intérêts concurrents. Les instances créées pour pacifier les relations, comme la Société des Nations puis l'ONU, n'ont pas montré une efficacité déterminante. La résolution du problème social restera pour la civilisation la question essentielle.
Certains espèrent que la puissance administrative s'affaiblira pour se transformer en pouvoir technique, laissant ainsi le champ libre à l'individu. L'humanité irait alors à marche accélérée vers une culture universelle, effaçant les cultures nationales et régionales. Les religions perdraient leur influence, laissant l'humain dans le vide spirituel. L'art et la littérature poursuivraient leur décadence.
Quelles perspectives pour l'humanisme ? L'être humain s'est toujours efforcé de donner un sens à son existence, d'orienter son esprit vers un but idéal, des valeurs suprêmes. C'est par l'orientation vers un même but que s'unissent les individualités. L'orientation de l'avenir devrait porter vers une qualité de la vie humaine, offrant à tous un accès aux biens matériels et spirituels et la liberté de développer ses qualités personnelles. L'homme nouveau devrait avoir pleinement conscience de sa responsabilité, pour la qualité de la société où il vit et dont il doit être un édificateur actif. Nous dirons : un citoyen responsable. En tant qu'être libre, forgeron de son destin, l'homme s'élève au-dessus des autres êtres et se libère de la dépendance de la nature ; avant d'accepter ce don prométhéen, il devrait exercer ses forces sur lui-même ; d'abord se connaître soi-même et connaître l'humain. Son idéal devrait être que toutes ses entreprises, personnelles et sociales, n'infligent aucune conséquence négative, ni à la nature, ni à d'autres hommes. À la nature ? Voire ! À l'homme bien sûr ! Et dans l'action sur la nature ne rien faire qui puisse finalement se retourner contre l'homme.
Pour la spiritualité, ce qu'il faudra rechercher c'est l'équilibre psychologique, une attitude qui rende la vie heureuse et harmonieuse. L'activité humaine, en plus de produire les biens matériels, devrait être tournée vers des activités satisfaisant le besoin de spiritualité. Seule l'activité créatrice est de nature à satisfaire ce besoin. La tentative ancienne, de réunir les hommes par la religion, n'a obtenu que des résultats contraires. Aujourd'hui c'est sur la culture partant d'une base scientifique, qu'il faut miser.
« Les principes de l'humanisme doivent être placés à la base de toutes les valeurs spirituelles, de toutes les initiatives et les actions humaines, car autrement elles resteront sans importance, vides de sens et de contenu. Plus encore : les principes de l'humanisme doivent être étendus non seulement aux hommes, mais également aux autres êtres vivants, aux plantes, aux animaux, à la nature vivante et inerte[2]. »
Mais l'humanisme n'est pas l'absolu respect de la nature ; d'une nature qui génère de nombreux phénomènes nuisibles à l'homme. L'homme doit utiliser sa puissance, qui lui permet de dominer la nature, pour la rendre utile et agréable à l'humanité. L'homme a désormais dans ses mains des puissances matérielles qui peuvent lui être utiles, comme lui être nuisibles et peut-être même susceptibles de l'anéantir. C'est pourquoi s'impose absolument une spiritualité humaniste.
L'homme est porteur d'universalité par sa conscience. Il est par elle porteur d'une différence radicale avec les autres êtres. Mais il semble bien que sa conscience soit liée à sa capacité de communication avec ses semblables. De là découle l'importance de la qualité et de l'harmonie de la société dans laquelle il vit. Les valeurs spirituelles suprêmes ont pour fondement les principes universels de l'humanisme. Les valeurs esthétiques, scientifiques, philosophiques et morales ne peuvent être valeurs suprêmes que si elles satisfont aux exigences humanistes.
Claude J. DELBOS
[1] Slavy Boyanov : « L'humanisme ou la grande espérance » L'âge d'homme, Lausanne 2003. (G. O. 64594) L'auteur, philosophe et écrivain, a vécu quarante ans sous un régime totalitaire. Par ses livres il veut révéler sous la patine de l'oubli les prophètes de la pensée humaine.
[2] Slavy Boyanov : « L'humanisme ou la grande espérance ».