Le XVIIIe siècle voit la naissance de la modernité rationaliste, créée par les penseurs des Lumières et de son opposé qui prend la forme d'une véritable révolte contre cette vision de l'homme et de la société. Selon l'historien Zeev Sternhell, « la confrontation de ces deux traditions ou cultures politiques constitue une des grandes constantes du monde qui est le nôtre ».
Il est utile, me semble-t-il de connaître les raisons de cette révolte pour en mesurer les conséquences politiques et sociales et la contester à son tour car ses principes peuvent nous paraître dommageables pour notre société.
L'offensive anti-Lumières
Elle commence dès le XVIIIe siècle avec l'œuvre de Giambattista Vico (1648 - 1744) publiée en 1725, les « Principes d'une science nouvelle relative à la nature des nations ». Sa version définitive paraît en 1744. Avec lui apparaît le culte du Moyen Age où il puise ce qui, selon lui, pouvait provoquer une réflexion mettant en cause les principes adoptés par les penseurs des Lumières. Il inaugure une longue série de critiques qui se prolongent encore de nos jours. Le mouvement politique qu'elles portent se continue avec deux autres personnages dans ce siècle : Le pasteur luthérien Herder et l'homme politique anglais Edmond Burke. Le premier publie, en 1744, « Une autre philosophie de l'histoire » et attaque tous les penseurs des Lumières et leurs inspirateurs, Descartes, Locke, Montesquieu, Hume, d'Alembert. Burke, qui partage les idées de Vico, est partisan de la force pour défendre la civilisation occidentale qu'il croit menacée.
Une deuxième génération prend la relève, au lendemain de la révolution de 1789 et au cours du XIXe siècle. Les plus notables sont les Français Joseph de Maistre (1753 - 1821), Renan (1823 -1892), Taine (1828 - 1893), et Carlyle (1795 - 1881), en Angleterre. Ils s'élèvent avec vigueur contre la démocratisation qui se développe peu à peu, en France notamment, des années 1830 à la IIIe république. Le suffrage universel, pour les hommes y est établi en 1848 et n'est plus remis en cause.
A partir des années 1880, dans un contexte politique et social nouveau, avec la IIIe République, le refus des Lumières prend une grande force. Ce courant est représenté par Sorel (1842 - 1906), Barrès, Maurras (1862 - 1952), fondateur de L'Action française, mouvement d'extrême droite.
Dans l'entre-deux guerre, de 1918 à 1940, s'affirme une troisième vague de critiques animée par Maurras, Spengler (1880 - 1936, adversaire résolu de la République de Weimar, dont l'effondrement ouvre la porte aux nazis, en Allemagne), ou Croce (1886 - 1952), en Italie, qui soutient l'ascension de Mussolini. Ce sont de fervents nationalistes. Dans les dernières années du XXe Siècle, des philosophes, des historiens et surtout Isaïah Berlin, universitaire renommé, anti-communiste notoire, contribuent à la déconstruction des principes sur lesquels reposent les Lumières.
Ce qui frappe dans ces critiques, c'est la cohérence de la pensée anti-Lumières. Leurs auteurs depuis Herder et Burke, se connaissent entre eux, se lisent les uns les autres, commentent, interprètent leurs œuvres. Il existe donc une filiation, et leur succès auprès d'une partie de l'opinion publique en fait une véritable culture.
La critique des Lumières : les fondateurs
Vico est le premier à proclamer son antirationalisme, son anti-intellectualisme, le culte du particulier et le refus de l'universalisme. Il critique Descartes qui valorise la raison : elle ne produit que des abstractions, elle n'est pas notre faculté essentielle, contrairement à l'imagination créatrice de choses concrètes. Les hommes ne peuvent comprendre que ce qu'ils créent eux-mêmes.
Les affaires humaines sont déterminées par le contexte économique et social, mais ce qui gouverne les hommes à leur insu, c'est la providence divine. L'individu est donc nié, sa liberté n'existe pas. La religion occupe la place centrale. Un monde sans religion est inconcevable et ne peut conduire qu'au déclin et à la chute des sociétés. Le problème de la décadence est utilisé au XIXe siècle pour combattre les théories du progrès.
La doctrine des droits naturels postule que les hommes possèdent des droits parce qu'ils sont des hommes. Vico rejette cette doctrine produit de la raison et qui prétend à l'universalité. Elle génère une société civile qui est le résultat de décisions prises par des individus libre et égaux qui veulent améliorer leur sort. Ces idées sont contraires à l'idée de l'individu défini par Vico. La modernité qu'il prône est donc fondée non sur ce qui unit les hommes mais sur ce qui les sépare et la société est comprise comme une entité organique, elle peut évoluer comme un être vivant.
Herder ne peut supporter l'idée d'une interprétation rationnelle et laïque de la société car elle fait de l'homme le responsable de son destin, sans intervention de la providence divine. C'est une réaction chrétienne à la philosophie de l'histoire présentée par les penseurs des Lumières, c'est la négation de la liberté humaine et de l'autonomie de l'individu. La raison, dévalorisée par le péché, privée de la grâce divine, ne peut croire en Dieu, alors que les philosophes des Lumières attaquent la révélation par l'exercice de la raison.
Comme Vico, Herder combat donc la théorie des droits naturels, qui, selon Locke ou Bentham, représente un fondement important du libéralisme. Herder défend les préjugés, héritage spécifique de chaque société, légitime puisque c'est la providence divine qui gouverne les hommes, selon un plan qui échappe à la raison humaine et dont l'homme est l'instrument inconscient. Il défend la place de la religion dans la société, elle légitime en outre l'ordre existant. Herder, qui aura de nombreux disciples en Europe, est considéré comme le père du nationalisme culturel et de son évolution rapide, au XIXe siècle, en nationalisme politique de plus en plus radical et violent.
Burke est un parlementaire anglais conservateur. Pour lui, la société du XVIIIe siècle, inégalitaire et traditionnelle, est idéale. Il faut la préserver car elle est la meilleure. Il voit dans les Lumières une conspiration intellectuelle dont le but est de détruire la civilisation chrétienne ainsi que l'ordre établi qui lui est lié. Il critique les penseurs des Lumières qui pensent que la raison peut créer et légitimer les institutions humaines. L'histoire, la tradition, la coutume peuvent se substituer à la raison. La vie décente, prônée et assumée, ne suffit pas aux hommes des Lumières, ils exigent aussi le bonheur. Ce ne peut pas être un critère de légitimité, ce n'est qu'une chimère dangereuse. Ce qui existe est consacré par l'expérience et la sagesse collective et c'est un fruit de la volonté divine. L'athéisme peut détruire la civilisation. La survie de la société est dépendante de la vénération du passé, de l'histoire, du respect de l'église établie et de ses élites, en somme de tout ce qui est sacré. Il faut donc assurer la conservation de tout ce qui est. La force est légitime pour défendre la civilisation et les privilèges de l'élite. En particulier, tout est bon pour combattre la Révolution française dont Burke est un contemporain. Il est un précurseur du néo-conservatisme et de la politique d'endiguement mise en place contre les régimes marxistes au temps de la « guerre froide », après la seconde guerre mondiale.
Dès le XVIIIe siècle, Herder et Burke ont joué un rôle majeur dans le combat contre les Lumières, leurs principes rationalistes et universels, contre la raison, contre l'autonomie de l'individu. Le cadre conceptuel de la critique des Lumières est fixé pour le siècle suivant, qui apporte dans ce combat des éléments de déterminisme culturel, constamment repris ensuite. Avant même l'apparition du darwinisme social et racial, le déterminisme ethnique est présent à la fin du XVIIIe siècle. Vico est peu connu à son époque, mais étudié et loué, son influence s'affirme à partir des dernières années du XIXe siècle. Il fait partie, aussi, des pères fondateurs de la révolte anti-Lumières.
Les grands thèmes de la critique
Une conception de l'homme
La conception des Lumières, d'un individu autonome, clairement énoncée par Kant, est rejetée. Elle n'est qu'une abstraction. Au début du XIXe siècle, Maistre peut ironiser : « La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. Je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir jamais rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu ». (Considérations sur la France). Maistre ne fait que suivre la voie ouverte par Herder pour lequel l'insignifiance de l'homme constitue le fondement de sa vision de l'homme. Evoquant les louanges adressées à l'intelligence humaine, il écrit : « Toujours ce fut moins elle-même...qu'un aveugle destin lançant et dirigeant les choses qui opéra cette transformation du monde ». S'adressant à l'homme, il s'écrie : « Fourmi que tu es, ne vois-tu pas que tu ne fais que ramper sur la grande route de la destinée ? ». (Une autre philosophie de l'histoire)
Pour Maistre et pour Herder, la liberté humaine n'est qu'une illusion, l'histoire est un texte écrit par Dieu, c'est la providence divine qui dirige tout. L'homme est d'ailleurs absolument dépendant de la société dans laquelle il vit : « Moi, je ne suis rien...l'ensemble est tout ».
C'est d'abord la raison qui est mise en cause. Elle génère le doute et le scepticisme qui remettent tout en cause, même la révélation. Herder et Burke lui opposaient la foi et le préjugé qui, justifié ou non, est préférable. Il possède une signification morale qu'il ne faut pas ignorer. La tradition permet d'éviter toute dérive. Elle donne les normes de comportements spécifiques et donc conformes au génie de chaque peuple. « La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas de nos prédécesseurs » ajoute Barrès au XXe siècle.
Une conception de la société
Il faut préférer l'ordre ancien parce qu'il est le meilleur. Il faut faire confiance à l'instinct, à l'intuition, aux forces vitales, qui sont nourris de tout l'héritage de la communauté humaine à laquelle chacun appartient. L'individu est ainsi le prisonnier de cette société dont il ne peut se libérer, même quand il poursuit des buts individuels. Le rationalisme est un mal pour les sociétés et les civilisations. La société la meilleure est donc une société traditionnelle, conservatrice, qui veille à maintenir sa spécificité qui lui donne un caractère unique. La conséquence est qu'elle n'a plus de points communs avec d'autres cultures quel que soit le domaine considéré, la politique, les préjugés, les coutumes, l'histoire, l'art...tout ce qui ne peut être partagé avec d'autres et qui lui reste étranger. Cette insistance sur le particularisme est significative du rejet de l'universalité humaine.
Ainsi s'impose l'idée du pluralisme des cultures, de différences culturelles, de valeurs spécifiques à chaque culture. Elles sont mises sur le même plan, il ne doit plus y avoir de hiérarchie entre les valeurs : c'est la position du relativisme. « Le relativisme, insiste Barrès, cherche à distinguer les conceptions propres à chaque type humain...Il n'y a pas de vérités absolues, il n'y a que des relatives ». Mais la tentation est forte de se replier dans sa culture, voire de s'enfermer dans sa communauté, de la valoriser, d'en faire la référence pour tout jugement, surtout si le groupe humain est en quête d'identité : « Nous jugerons tout par rapport à la France », déclare encore Barrès. Pour lui, le relativisme est une nécessité. Il ne faut pas se couper de ses racines ethniques et communautaires. La nation devient un corps, une grande famille, communiant dans le culte de ses ancêtres, le culte du sol et des morts. Pour Maurras, la société n'est pas une association volontaire, c'est un fait « de nature et de nécessité ».
Bien des idées sont liées à celles-là : le communautarisme mais aussi le nationalisme radical qui s'affirme fortement au cours des XIXe et XXe siècles, provoquant des conflits de toutes sortes et des guerres mondiales.
La critique des droits naturels
Elle est aussi un thème important dans le combat contre les Lumières. Il, s'agit d'un concept antique, renouvelé au XVIIe siècle et repris par les philosophes des Lumières qui le précisent : il est alors rapporté par Wolf (1679 - 1754) à la nature humaine. Enraciné en chaque individu, pénétré de la notion de ce qui est légitime, c'est l'idée d'un droit à portée universelle et intemporel. Il dérive d'une obligation naturelle et inséparable de la qualité d'être humain. Il doit être respecté. Grotius y voit un produit de la raison. Pour ses adversaires, les accepter serait une victoire du rationalisme et des normes universelles. « Le raisonnement, estime Herder, répandu trop imprudemment, trop inutilement, ne pourrait-il affaiblir, n'a-t-il pas effectivement affaibli penchant, instinct, activité ? ». Cette prédominance fatale de l'intelligence crée « de grands troupeaux régis philosophiquement (qui) ne sont qu'une machine, qui, en d'autres termes, ont perdu leur humanité ou leur âme ». (Une autre philosophie de l'histoire). Selon l'historien allemand Meinecke, au XXe siècle, le droit naturel a limité l'investigation de l'âme humaine à cause de son intellectualisme et de son rationalisme. La raison seule ne conduit pas à la connaissance de l'humain.
La critique de la démocratie
Les adversaires des Lumières condamnent la démocratie avec vigueur. C'est le cas de Herder et Burke, au XVIIIe siècle, Renan et Taine au siècle suivant, en France, Carlyle, en Angleterre, Spengler, en Allemagne, adversaire résolu de la République de Weimar. En France, on passe du droit de vote censitaire au suffrage universel (masculin), en 1848. Il s'affirme après le second Empire, la défaite de 1870, l'épisode de la Commune, et pendant la troisième République. Ces penseurs combattent aussi le matérialisme, responsable de la décadence de la civilisation, de sa faillite si on adopte le rationalisme, l'universalisme, l'oubli de Dieu et de la providence divine, le primat de l'individu dans la société. Il faut reconstituer les communautés organiques et mettre fin à « la farce du suffrage universel ». La tradition, estime Maurras, est le seul rempart contre la mort d'une société car elle rassemble « les forces du sol et du sang ».
Taine rejette la raison au profit de l'imagination, pour comprendre ce qui peut unir les membres de ces communautés : « le sentiment des choses intérieures est dans la race, et ce sentiment est une sorte de divination philosophique. Au besoin, le cœur tien lieu de cerveau. L'homme inspiré, passionné, pénètre dans l'intérieur des choses ; il aperçoit les causes par la secousse qu'il en ressent ; il embrasse les ensembles par la lucidité et la vélocité de son imagination créatrice ; il découvre l'unité d'un groupe par l'émotion qu'il en reçoit... (histoire de la littérature anglaise. Chapitre consacré à Carlyle). Déjà, pour Burke, « la loi est bonne quand on la dégage et la découvre dans le secret de la nature des lieux, des temps et des états ». La nation, nous dit Maurras, implique « naissance, hérédité, histoire, passé ». Elle n'est pas « une réunion d'individus qui votent, mais un corps de familles qui vivent ». Royaliste, Maurras estime que l'homme est « un être vivant et soumis aux lois de la vie ». Il est donc absurde de parler d'un contrat fondateur de la société - il faut ici penser à Rousseau - dont l'objectif peut être le bonheur de l'individu, comme le disaient les penseurs des Lumières. La tâche politique de la société est de tendre « à faire prospérer les communautés ». Les principes de la Révolution de 1789, les droits de l'homme, sont absurdes car ils reposent sur l'égalité. « L'égalité n'est qu'au cimetière... Les situations sont matériellement inégales ». Et c'est avec conviction que Maurras peut trancher : « La démocratie est le mal, la démocratie est la mort de la société » parce que fondée sur l'égalité, elle est contre nature. Pour Maurras, la défaite de la France devant les armées allemandes, en 1940, est « une divine surprise ». Elle ouvre la voie à la Révolution Nationale incarnée par l'Etat français dirigé, à Vichy, par le Maréchal Pétain.
Ce refus radical de la démocratie s'accompagne souvent du mépris du peuple. Maurras s'exclame : « Non, décidément, la démocratie c'est le néant, c'est le troupeau conduisant le berger, c'est le monde renversé, c'est le désordre, l'inanité et l'imbécilité organisés ».
Pour les critiques des Lumières, le peuple ne doit pas déterminer le destin des nations. C'est l'affaire des élites de gouverner, de diriger, de commander. Peut-on dire que cet état d'esprit a disparu de nos jours ? La société est soumise à de perpétuels changements. Les moteurs, pour les plus importants, en sont les hommes exceptionnels, les héros, chers à Carlyle. Il cite, notamment, Luther ou Napoléon. En même temps, ces hommes exceptionnels sont les missionnaires de l'ordre. Les hommes demandent un chef, un maître, un roi, c'est la condition de l'existence des sociétés et le maintien d'une haute culture, obsession de Taine, par exemple. Au XXe siècle, ces élites soutiendront l'arrivée au pouvoir de Mussolini, d'Hitler, des fascistes et des nazis. Les avant-gardes éclairées des marxistes, malgré de nombreuses différences, ne rejetteront pas les dictatures des « démocraties populaires ».
Mais pour les anti-Lumières, l'encadrement du peuple passe aussi par le recours à la religion, en général mais pas toujours, au moins jusqu'au milieu du XIXe siècle en Europe, mais jusqu'à nos jours aux Etats-Unis pour les conservateurs. « L'homme est par nature un animal religieux... La religion est la base de la société civile et la source de tout bien et de toute consolation (Réflexions sur la Révolution de France), pensait Burke au XVIIIe siècle déjà. Une religion d'état est une nécessité conforme à la nature de l'organisation sociale. La religion est un facteur de stabilité et de continuité, fondement de la civilisation, de la morale, de la vie sociale, de la famille, c'est un pilier de l'Etat.
De la guerre froide à nos jours
La guerre froide
Modernisée, adapté aux conditions politiques, économiques et sociales, la campagne menée contre les Lumières affiche jusqu'au milieu du siècle et jusqu'à nos jours, une étonnante continuité dans le choix des arguments. Herder et Burke sont toujours les références privilégiées, Voltaire et Rousseau les responsables de tous les malheurs du monde moderne avec l'ensemble des Lumières françaises. La révolution soviétique de 1917 est perçue comme la suite naturelle de la Révolution française. Au lendemain de la victoire contre le nazisme, « la guerre froide » oppose, à partir de 1947, Les régimes « socialistes », marxistes, dominés par l'Union soviétique, aux démocraties occidentales, conduites par les Etats-Unis. La campagne anti-Lumières se confond alors avec la lutte contre la menace communiste. Elle est dominée par la personnalité d'Isaïah Berlin, (1899 - 1997), universitaire réputé, qui connaît un grand succès dans le monde anglo-saxon, très critique à l'égard des Lumières.
Kant rêvait de paix perpétuelle. Mais le rêve ne s'est pas réalisé. On aurait pu penser, qu'après la seconde guerre mondiale, l'ampleur des dommages matériels, celle des pertes humaines, des civils en particulier, et la barbarie qui les a accompagnées, les hommes afficheraient leur volonté de paix. Certes, l'Organisation des Nations Unies est créée, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme est votée, presque à l'unanimité. Elle est bien dans la filiation de celle du XVIIIe siècle.
Si la guerre directe entre les grandes puissances est évitée, les conflits locaux se multiplient, de la Corée à l'Afrique, même en Europe, en Yougoslavie notamment, accompagnés parfois de génocides, en Asie ou en Afrique. Les causes en sont diverses, idéologiques, nationalistes, ethniques, religieuses, économiques, toujours fondées sur les différences entre les groupes humains qui rejettent très souvent les valeurs universelles. Mais le système soviétique, miné par ses échecs internes, s'effondre en 1989. La pensée des Lumières est remise en cause par la nouvelle idéologie qui proclame le triomphe de l'Occident et de son système économique, le capitalisme, sur le socialisme soviétique.
Le néolibéralisme
Le système nouveau qui se met en place, au terme de cette période appelée « les trente glorieuses » (1945-1975) est désigné par le terme : néolibéralisme. La période qui suit immédiatement la guerre, en France est marquée par l'application du programme du Conseil National de la Résistance. Dans ses principes, il adopte, notamment, celui de la solidarité nationale qui se traduit par la création d'une sécurité sociale à vocation universelle, un contrôle collectif de l'économie et des progrès démocratiques dans la gestion de la société en général. Malgré les difficultés, il a constitué le pacte social qui s'est maintenu jusqu'aux années 1980.
Longuement préparé, dès la fin de la deuxième guerre mondiale, par les œuvres d'économistes réputés, Hayek et Friedman, et par la mise en place de réseaux très influents dans les universités, comme dans les milieux politiques, son application est réalisée dans le monde anglo-saxon puis dans l'ensemble de l'Europe.
Le libéralisme s'appuie sur des concepts dont la pertinence est invalidée par la recherche économique, comme par leurs effets désastreux dans les domaines économique, financier, politique et social. « L'homo œconomicus » égoïste et calculateur rationnel, qui serait parfaitement informé des prix, est une caricature d'humain, privé d'affectivité et de valeurs. Le marché dérégulé par les décisions politiques et au prétexte que la poursuite d'intérêts particuliers additionnés devrait, comme par magie, servir l'intérêt général et contribuer au bonheur de tous, est une pure spéculation, sans fondements réels. A cela, s'ajoute la financiarisation qui a plongé le monde dans une crise exceptionnelle. Il devient évident que la course au profit immédiat et sans frein éteint toute préoccupation de l'humain, de la démocratie pour les peuples désarmés qui ne peuvent plus peser sur leur destin. Nous restons toujours dans une logique s'opposant aux Lumières.
Un grand débat : les lumières en accusation
Dans les années 1980, éclate, une polémique concernant les responsabilités de l'Allemagne dans la deuxième guerre mondiale après l'accession des nazis au pouvoir. L'historien Nolte soutient, avec d'autres historiens allemands, que la Révolution russe de 1917 est la suite de la Révolution de 1789 qui elle-même a conduit au jacobinisme et à la terreur. Il s'agit de redonner au nazisme un visage humain. Il n'est donc qu'une réaction légitime contre le communisme, et la situation de l'Allemagne, après sa défaite de 1918, créée par l'arrogance des vainqueurs. Hitler ne serait qu'un penseur intelligent, bien dans la tradition des Lumières, écrit même l'un de ces historiens (Lawrence Burken), et un autre (Zygmunt Bauman) affirme que les Lumières ont produit Auschwitz et le Goulag, et même le malheur du Ruwanda ou du Timor Oriental ! On reconnaît, dans ce jugement, le projet classique de « l'historisme allemand » depuis Herder jusqu'au XXe siècle : rendre aux Allemands, confiance en eux-mêmes et foi en leur histoire, en montrant les méfaits supposés de l'héritage des Lumières.
En réalité, Nolte oublie deux siècles de culte du sol et du sang, le culte de la spécificité allemande face à un occident décadent, le rejet du droit naturel, des valeurs universelles, du rationalisme, et le repli culturel, cette véritable révolution culturelle animant toutes les générations depuis Fichte appelant à la révolte dans une Prusse soumise à Napoléon : c'est à tout cela que nous devons ce qui s'est passé en Allemagne à partir de 1933, et pas seulement à des cause conjoncturelles.
En France, l'historien Furet reprendra les thèses anti-Lumières dans son ouvrage « Le passé d'une illusion ». Sa réflexion sur l'histoire du XXe, le conduit à une conclusion qui pourrait surprendre : « L'idée d'une autre société est devenue pratiquement impossible à penser, et d'ailleurs personne n'avance sur le sujet, dans le monde d'aujourd'hui, même l'esquisse d'un projet neuf ». Sternhell, considère que le mot illusion est fondamental pour Furet car il signifie que la possibilité d'un système différent du nôtre est en lui-même une illusion. On ne voit pas quel est le fondement d'une telle affirmation, sauf à estimer, comme Fukuyama, que la fin de l'histoire est advenue !
Conclusion
Les principes énoncés par les penseurs des Lumières, fondés sur le rationalisme, les valeurs universelles et la confiance en l'homme ont donc provoqué une véritable révolte depuis le XVIIIe siècle. Elle est la source d'un puissant mouvement, qui a pris, au fil du temps, une grande force. Au XXe siècle, avec l'apparition de sociétés où des foules peuvent être mobilisées par des idéologies, le mouvement anti-Lumières devient le moteur de constructions idéologiques structurant des politiques radicales qui engendrent de grands désastres. Il apparaît dominer le monde moderne, aussi bien dans la généralisation du néolibéralisme économique, avec comme conséquence une crise mondiale aux effets multiples et désastreux pour beaucoup d'états et la majorité des peuples. Ce mouvement se manifeste aussi dans une radicalisation du néo-conservatisme américain, par exemple, mouvement politique et religieux, et dans le progrès des intégrismes religieux, source de conflits et de violences.
On assiste à une véritable démission de la raison et de l'esprit critique, au rejet des valeurs universelles, dont nous ne devons pas avoir honte, au prétexte qu'elles seraient purement occidentales. Défendre les Lumières, c'est défendre une vie humaine décente et digne. C'est un combat permanent à mener sur le plan idéologique, car les idées révèlent leur force dans la formation et l'évolution des cultures. Les sous-estimer est une erreur. Elles incitent les hommes à l'action et les décideurs politiques n'échappent pas à leur influence dans la définition des politiques qu'ils mettent en œuvre.
Jean MOLERES
Bibliographie indicative
Sternhell Zeev, Les Anti-Lumières, Folio Histoire.
Mosse George, Les Racines intellectuelles du 3ème Reich, Points Histoire.
Sternhell Zeev, SznajnerMario,Ashéri Maia, Naissance de l'idéologie fasciste, Folio Histoire.
Ariane Chebel d'Appollonia, l'Extrême-Droite en France, de Maurras à Le Pen, Editions Complexes.