« Jorge Luis Borges est l’un des dix, peut-être des cinq auteurs modernes qu’il est essentiel d’avoir lus. Après l’avoir approché, nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents » (Claude Mauriac.)
Dans la préface du « Rapport de Brodie », Borges précise s’être beaucoup inspiré des premiers écrits de Kipling : « Plain tales from the hill » qu’il définit comme des « chefs d’œuvre laconiques ». Ces nouvelles de Kipling se déroulent en Inde, au Penjab, et je les avais évoquées à l’occasion d’une Texte précédent. Il me paraissait donc, dans la continuité du travail jamais achevé, qu’il me fallait en venir à Borges en passant par Kipling.
Comme chacun le sait, plus ou au moins confusément, Jorge Luis Borges est un écrivain argentin à l’érudition inégalée, né à Buenos Aires. Ses travaux dans les champs de l’essai et de la nouvelle sont considérés comme des classiques de la littérature du XXe siècle.
Sa vie est également un peu connue : il est né en Argentine, puis et parti en Europe avec sa famille, il a résidé longtemps à Genève puis en Espagne, à Barcelone et Madrid. Revenu en Argentine, il semblerait selon une légende tenace, qu’il vécut dans une bibliothèque, qui devait être la bibliothèque municipale de Buenos Aires. Comme son père, Borges souffrait également de cécité, circonstance malheureuse qui l’amena peut-être aussi à repousser les limites de la perception et de l’imaginaire.
C’est vers 1950 que Borges fut découvert par la critique française et notamment par Roger Caillois, grâce auquel il obtint au fil du temps une reconnaissance internationale. Mais cela n’avait d’ailleurs aucune espèce d’importance pour celui qui disait encore : « je n’écris ni pour les élites, ni pour les masses, j’écris pour moi, pour mes amis, et pour adoucir le cours du temps ».
Pour qui a lu Borges, son génie de la forme brève et la simple évocation de ses ouvrages les plus célèbres, comme « Fictions », « L’Aleph » ou encore « Le livre de sable » est déjà une délectation. Mais son œuvre comprend encore de nombreux poèmes, des essais, des conférences, sur des sujets divers et aussi variés tels que Dante, les Mille et une nuits, et même le bouddhisme découvert sans doute par l’intermédiaire de Schopenhauer. Le style et les thèmes abordés par Borges permettent généralement de le distinguer immédiatement. Son écriture privilégie l’aspect fantastique du texte, maniant toujours des artifices narratifs et une douce ironie ludique, à la limite de l’absurde. Ses thèmes de prédilections reviennent également de manière obsessionnelle, des « ruines circulaires » ou des « sentiers qui bifurquent » et il est alors question du temps, de sabliers, de l’infini, de miroirs et évidemment, inlassablement, de labyrinthes et de bibliothèques.
Il y aurait beaucoup à dire sur Borges, tant l’œuvre est fascinante : son érudition, la richesse de sa culture, absolument universelle, et ses évocations sans cesse répétées de situations plus qu’étranges, qui lui sont totalement propres. Chacun de ces textes ouvre en fait la voie à un domaine nouveau, à un contexte inattendu. Il n’est évidemment pas possible de les citer toutes ici, mais toutes méritent sans doute le détour. En voici rapidement évoquées quelques-unes :
Dans « La Bibliothèque de Babel », Borges décrit ainsi une bibliothèque « totale » dont les étagères sont constituées d’ouvrages innombrables, consignant, par le jeu de tous les symboles orthographiques, et de tous les systèmes combinatoires possibles, tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues.
Dans la nouvelle intitulée « Funes et la mémoire », le personnage qui « a plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde » observe et rapporte également, presque de manière exhaustive, la complexité de l’univers. Il a une mémoire tellement développée, qu'il peut parfois mettre toute une journée, à simplement se rappeler la journée précédente.
« La demeure d’Astérion », décrit la vie quotidienne, faite de jeux et de rêveries et surtout d'ennui, d’un personnage solitaire et innocent, prisonnier d’un labyrinthe … jusqu’à ce qu’à la fin de la nouvelle, tué par Thésée, nous comprenons que Borges évoquait en fait le mythe du Minotaure, mais du point de vue du monstre.
Ainsi encore, dans « L'Immortel » un tribun romain entend parler d'une cité perdue des dieux. Il finit par trouver le lieu, désolé et peuplé d’ermites pitoyables qui tentent de survivre en buvant à une source, qui est en fait une source d'immortalité. Il rejoint alors les autres ermites, nus et sales, négligeant leurs corps au profit de recherches métaphysiques sans fins. L'un d'eux, qui n’est en fait que le grand Homère, après de très longues années, se lasse et décide finalement de partir à la recherche d’une source qui lui rendrait, comme Ulysse, la condition enviable de mortel.
« La Loterie de Babylone » décrit un système de loterie poussé à son paroxysme … Cette nouvelle est sans doute l’une des plus fascinantes conçues par Borges. L’histoire se passe dans les temps reculés de l’ancienne Babylone. La population parie en masse de l’argent sur un tirage au sort qui désigne régulièrement un grand gagnant. Mais Borges poursuit le récit. Bientôt, il n’est plus seulement question d’argent, mais également de statut social : un lot spécial permet par exemple d’accéder à de hautes responsabilités politiques. Pour y instiller encore plus d’enjeu, la loterie qui continue de se déployer, met alors en jeu des lots «négatifs» … « les joueurs » tirés au sort, se voient fouettés et parfois même condamnés à mort. Les tirages finissent aussi par être gratuits et tous les Babyloniens peuvent être potentiellement tirés au sort, participant ainsi à cette loterie de façon forcée. Toute l’existence des habitants tourne alors autour du jeu de hasard, qui se retrouve au centre de leur vie. Et les Babyloniens ne sont bientôt plus sûrs de rien. La loterie existe-elle simplement ? Les tirages ont-ils vraiment lieu ? Ne sont-ils pas les sujets d’une manipulation d’une société secrète, ou soumis à une puissance supérieure qui peut à tout moment faire basculer leur destin ? On touche là tout l’intérêt de l’œuvre : au travers d’une idée de départ apparemment simple, Borges nous met face à des questions métaphysiques qui nous interpellent sur le sens même de l’existence
Mais il serait vain de tenter d’évoquer ou de résumer l’ensemble des récits de Borges. Toutes ses nouvelles méritent le détour et abordent l’ensemble de ses genres littéraires de prédilection : fausse biographie, récit apocryphe, énigme policière, conte fantastique ou métaphysique… Je voudrais à présent m’attarder sur deux aspects plus particuliers de l’œuvre de Borges :
On a parfois accusé Borges d'être, certes très érudit, cosmopolite, mais aussi finalement un peu étranger à sa propre culture latino-américaine. Il s’agit là certainement d’une critique très injuste. Certes, Buenos Aires, capitale argentine était alors une mégapole, ouverte à la fois sur l'Europe et l'Amérique, mais encore isolée par les deux immensités que sont l’Atlantique et la Pampa. Quand Borges a commencé sa carrière, la ville donnait le sentiment d’être éloignée, périphérique, comme en attente d’être investie par une imagination littéraire. Les premières œuvres de Borges répondent totalement à cette perspective, avec un lyrisme sentimental voire même très national : ferveur de Buenos Aires, la Langue des Argentins, le Cahier San Martin … Le Buenos Aires décrit par Borges est alors intimement lié au quartier de « Palermo » où se trouvait sa maison familiale.
Mais c’est surtout ensuite, avec un essai sur le poète « Evaristo Carrriego », personnage bohême qu’il avait lui-même connu, que Borges édifie une véritable mythologie de la ville : le monde du tango, les maisons de passe, les rixes au couteau des voyous, pour lesquels, au travers de leurs vies violentes et dérisoires, il percevait sans doute de modestes échos de l'Iliade.
Mais c’est l’essence même de l’âme et de la culture argentine, celle du poème épique du XIXe siècle : « Martin Fierro » que Borges allait ensuite réactualiser en lui donnant ses lettres de noblesse Dans le récit, Martín Fierro est un « gaucho » qui travaille dans la pampa jusqu'au jour où il est recruté pour combattre les indigènes. Après quelques années de service, il quitte l'armée et découvre alors que sa famille lassée de l’attendre, l’a abandonné. Le déserteur devient hors-la-loi, et s’en va alors combattre les injustices sociales de son pays et le poème s'achève par un duel chanté l’opposant à un autre « gaucho ». Au cours de ce duel, un peu à la manière de la Bhagavad gita, des questions métaphysiques sont soudain abordées.
Si la scène peut sembler incongrue, elle reflète surtout le penchant argentin pour l’art de la discussion, l’art de décrire la vie avec des mots. Car la langue et le style de Jorge Luis Borges tiennent aussi de la conversation, de cette habitude aussi française qu’argentine de s'asseoir entre amis, à la table d'un café ou lors d'un dîner, pour discuter, astucieusement, avec humour, de tous les sujets jusqu’aux éternelles questions métaphysiques.
Mais ce qui constitue ici le principal de mon propos est évidemment le lien qu’il convient à mon sens d’établir entre Borges et l’humanisme. Incontestablement universaliste et humaniste, parfois controversé, Borges a également un goût prononcé pour le mystère en général, l’ésotérisme et les sociétés secrètes. Dans la nouvelle « L’approche d’Almotasim », Borges rend ainsi compte du roman imaginaire d’un avocat indien qui raconte l’histoire d’une quête spirituelle complexe et inassouvie, qui pourrait être la sienne. Mais sur cette thématique, il semble surtout possible de retenir deux autres nouvelles : « La secte du Phénix » et « Le Congrès ».
Dans « La secte du Phénix », certains commentateurs se demandèrent si Borges n’évoquait pas la Franc maçonnerie, ce qui ne semble pas avoir été le cas. Borges évoque en tout cas une secte - la secte du Phénix - dont l'origine est inconnue, en tout cas très ancienne, et dont les membres sont unis par un important secret. Ce secret est constitué par un rite qui a pour particularité de n’être jamais décrit avec précision. Mais le secret est aussi sacré que le rite est furtif, voire même clandestin, et ses adeptes se font surtout forts de ne jamais en parler. Dans la nouvelle, très courte, Borges semble en fait entreprendre une description ironique d’un groupe, qui protège son secret comme un fabuleux trésor, alors qu’il apparaît en réalité que ledit secret relève d’une trivialité connue de tous.
« La secte du Phénix », est en tout cas un récit qui semble léger et même un peu futile, en comparaison avec une autre nouvelle, intitulée « le Congrès » plus ambitieuse, et qui mérite d’être évoquée de manière plus approfondie. Son thème est celui d'une entreprise, tellement vaste, qu'elle finit même par se confondre avec le cosmos ou la somme des jours. Le texte est précédé d'une citation, en français dans le texte, de Diderot : « Je n'appartiens à personne et j'appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant d'y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez ». (Diderot, Jacques le Fataliste) Dans cette nouvelle, un narrateur se remémore un projet extraordinaire auquel il participa dans sa jeunesse :
« Créer un Congrès du Monde qui représenterait tous les hommes et toutes les nations. » Ce Congrès est présidé par un riche propriétaire foncier uruguayen, Don Alejandro qui envoie de multiples collaborateurs partout dans le monde à la recherche de livres rares pour reconstruire l'équivalent moderne de la bibliothèque d'Alexandrie. Mais l’entreprise titanesque vient à bout de sa fortune, tant et si bien que ce dernier se retrouve complètement ruiné. Il rassemble alors ses collaborateurs et leur ordonne de porter tous les livres déjà recueillis au milieu d'une prairie pour y mettre le feu, avant de faire cette ultime révélation : « J'ai mis des années à comprendre ce que je vous dis ici : la tâche que nous avons entreprise est si vaste qu'elle englobe - je le sais maintenant - le monde entier ». Il ne s'agit pas ici simplement d'un petit groupe de beaux parleurs pérorant dans un hôtel particulier baroque ou encore dans les ruines d'une cité perdue : « Le Congrès du Monde a commencé avec le premier instant du monde et il continuera quand nous ne serons plus que poussière. Il n'y a pas d'endroit où il ne siège. Le Congrès, c'est les livres que nous avons brulés. Le Congrès, c'est les Calédoniens qui mirent en déroute les légions des Césars. Le Congrès, c'est Job, sur son tas de fumier et le Christ sur sa croix. Le Congrès, c'est ce garçon inutile qui dilapide ma fortune avec des prostituées... » Le Congrès ne représente-t-il pas d’une certaine manière tous les partis politiques, les syndicats, et les sociétés plus ou moins secrètes, en un mot toutes les organisations diverses et variées qui prétendraient « prendre en charge » l'Humanité. Mais plus encore, le Congrès n’est-il pas aussi une représentation, sans doute particulière, du monde dans sa plénitude, entendue dans le temps et dans l’espace.
L’on pourrait développer longuement cet horizon infini pour s’interroger dans une dimension téléologique sur ce que peux être une institution collective et bien plus encore. Mais le temps, ici et maintenant, ne saurait être éternel, alors encore quelques mots pour conclure : Borges appartient sans doute à une catégorie d’auteurs qui au XX siècle ont transformé la littérature en un espace totalement universel. Borges raconte le monde en quelques pages voire en quelques lignes, et résume parfois l’histoire de l’humanité en quelques traits, originaux, érudits et souvent ludiques. Et derrière toute l’apparente complexité de ses créations, Borges décrit notre monde et déploie une vision humaniste, singulière et originale.
Dans la nouvelle, il ne s'agit pas tant de détruire les livres et les « églises », que de comprendre qu'ils ne constituent pas des buts en soi, mais des moyens. Notre véritable tâche, n'est pas de reconstruire toutes les bibliothèques d'Alexandrie ou du monde, mais de faire vivre la sagesse inscrite dans ces livres. Il ne s’agit pas tant d'œuvrer pour « la plus grande gloire » d'une église, d'un parti, ou d'un groupe en soi, mais bien concrètement et prosaïquement d’œuvrer pour l’humanité. D’une certaine manière, chacun exprime sa propre vérité qui n’est que relative mais participe aussi d’un tout global et complexe. Celle que je cherche ici à enjoliver n'est que ma vérité. Mais si la somme de tous les temps et de tous les lieux était aussi « tout » et un espace sacré ? Les mots ou les associations de mots ne seraient-ils pas aussi finalement que d’autres formes ou figures, d’autres symboles qui ne postuleraient, sans doute en vain, qu’à une mémoire partagée. Les mystiques invoquent une rose, un baiser, un oiseau légendaire qui est tous les oiseaux, un soleil qui est à la fois le soleil et toutes les étoiles. Et pourquoi pas même un jardin ou une cruche de vin ? « Aucune de toutes ces métaphores ne pourra m'aider à évoquer cette longue nuit de jubilation qui nous mènera, épuisés et heureux, jusqu'aux abords de l'aube. Ce qui importe c'est d'avoir senti que notre plan, dont nous avions souri plus d'une fois, existait réellement et secrètement, et qu'il était l'univers entier et nous-mêmes ».
Maixent LEQUAIN 26.12.19