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Humanisme, éducation et démocratie

Notre société est devenue dure, l’humain semble y perdre de plus en plus de sa valeur. Une appréciation optimiste de la situation peut considérer que nous vivons l’accouchement, dans la douleur, d’une nouvelle ère de l’anthropocène,  d’un nouveau monde dans lequel est en train d’éclore une conscience collective, une humanité consciente d’elle-même.

Oui, sans doute, mais l’important c’est le sens des valeurs, qui règneront dans ce conscient collectif. L’humaniste ne peut qu’espérer l’avènement d’une conscience universelle, animant l’ensemble de l’humanité. Mais il sait que la conscience humaine recèle potentiellement autant de violence que de pacifisme, et qu’il est essentiel que l’être humain ait été habitué par son éducation et sa culture, à se rallier de préférence aux solutions pacifiques plutôt qu’à la violence. Or, dans l’actualité la valeur qui semble prendre le pas et se mondialiser, ce n’est pas la tolérance recherchant la relation pacifique selon l’humanisme universaliste ; c’est le culte de la puissance assurant la domination, par la force de l’argent et des armes.

Beaucoup se demandent s’il faut bien revenir à l’humanisme ? À des valeurs de la Renaissance et du 18ème siècle ? Alors que le monde évolue, valorise la culture marchande et la libre concurrence ! En même temps l’idéal d’un savoir sans frontières, est rendu caduc par la compétition économique mondiale. Et l’humanisme est un courant très minoritaire !

Même sachant qu’il est minoritaire, l’humaniste reste convaincu que l’avenir de l’humanité sera meilleur, si les valeurs de l’humanisme entrent dans le conscient collectif. Malheureusement, l’humanisme est mal compris et dévalorisé, voire carrément renié. Cette évolution est particulièrement sensible chez les jeunes, de plus en plus attachés à des communautés, voire à des tribus postmodernes, et attirés par la violence. On peut penser qu’il y a là un effort à faire dans le domaine de l’éducation. L’idée serait de faire évoluer le système éducatif pour donner à la jeunesse une meilleure préparation, à la vie dans une société démocratique. Cela incite à plaider « pour une éducation humaniste »[1].

Il s’agirait de mettre au clair des principes humanistes d’éducation, d’identifier les influences politiques et sociétales qui, même en démocratie, s’exercent sur l’Enseignement et le dévoient, enfin tenter de voir plus large, pour rechercher les voies susceptibles d’engendrer dans notre démocratie, une évolution vers une société humaniste par l’éducation.

Attachons-nous d’abord à ce que devraient être des principes humanistes d’éducation. Depuis le milieu du 19ème siècle, l’humanisme était défini comme une théorie ou doctrine, prenant pour fin la personne humaine et son épanouissement, en s'attachant à « la mise en valeur de l'être humain par les seules forces humaines ».

Aujourd’hui et pour l’avenir, il est possible de  redéfinir l’humanisme comme l’attitude éthique prenant pour déterminant de tous les actes, de toutes les réalisations, de toutes les lois, ce qui est bon pour l’être humain en tant qu’individu, et bon en même temps, pour l’humanité dans son ensemble et pour son avenir. Tous les actes doivent avoir une finalité humaine.

L’éducation de la jeunesse est la condition indispensable, d’une évolution de l’humanité dans le sens d’un tel humanisme éclairé. En démocratie, l’École a pour mission d’instruire et de former le futur citoyen. L’enseignement donné à l’école, vise d’abord à communiquer des connaissances. Un enseignement humaniste donnera des connaissances fondées exclusivement sur la science et la raison. L’enseignant est un sachant qui transmet son savoir et si possible un savoir-faire. En démocratie l’enseignant est aussi un éducateur. Il doit conduire l’élève à un savoir-être, et ici en démocratie, à un savoir-être citoyen et humaniste.

L’éducadion qui a pour but d’assurer la formation et le développement de l’être humain, va au-delà de l’enseignement de connaissances. Il faut là préciser, que l’École n’est pas seule à intervenir dans l’éducation des jeunes. Avant l’école il y a les parents et leur influence sur l’enfant. L’école républicaine a la mission de former des jeunes de natures diverses, par l’origine, les aptitudes, et surtout par l’héritage culturel et psychologique familial. Un éducateur humaniste en sera conscient et en tiendra compte. Une éducation humaniste n’a pas vocation à effacer les différences d’aptitudes intellectuelles, ni à ignorer le conditionnement psychologique par le milieu d’origine ; mais elle s’emploiera à permettre à l’enfant d’exploiter au mieux ses aptitudes intellectuelles, et à l’aider à se libérer autant que possible des conditionnements psychologiques handicapants.

« Rallumons les Lumières[2] ». La place prise par l’intervention des parents dans la vie de l’École, tend à obliger les enseignants à les considérer comme des clients à satisfaire. Or, en république, l’École est une institution dont le but n’est pas de satisfaire des clients, mais de former des citoyens. Il faut donc sanctuariser l’École.

L’enseignement des sciences est en déclin. La volonté d’hétérogénéité des classes, avec la pédagogie du travail collectif, est la cause du piétinement du niveau de connaissance dans la médiocrité. Il faut remettre l’étude des sciences au premier rang. L’enseignement, dans la tradition des Lumières, doit avoir pour but de lutter contre l’obscurantisme, qui de nos jours revient en force, notamment  avec les fanatismes religieux, les rumeurs  de complot, et la désinformation diffusée par les réseaux sociaux. Le manque de pensée critique chez nos jeunes, explique leur vulnérabilité à la désinformation. D’où la nécessité d’une pédagogie de l’esprit critique.

L’École devrait se recentrer sur sa mission. il s’agirait de former des citoyens libres, égaux en droits et conscients de leur fraternité en l’espèce humaine. Cela à partir d’une culture centrée sur les sciences et la connaissance de l’être humain, comportant une ouverture sur la pensée philosophique, les lettres et les arts, ainsi qu’une pratique de la culture physique.

Une éducation humaniste doit partir de la conception humaniste de l’être humain. L’humaniste considère qu’on ne naît pas homme mais qu’on le devient. Pour l’humaniste,  l’homme est moins un produit de la nature, qu’une construction par la culture. Il est convaincu que l’être humain est seulement ce qu’il devient et qu’il ne devient que ce qu’il se fait[3]. Enfin, il a compris que pour être véritablement homme, on doit apprendre à penser par soi-même.

La conception humaniste de l’éducation, part de la volonté de réaliser l’épanouissement de la nature de l’enfant et le développement de ses aptitudes à la créativité. Elle n’impose au jeune aucune idéologie, et préfère le conduire au comportement civilisé par l’apprentissage, plutôt que par le conditionnement. Enfin elle prend pour premier objectif l’adaptation à la vie, de préférence à la seule formation à une profession.

Une éducation conçue à partir des idées issues de l’humanisme de la Renaissance et des Lumières, consisterait à accompagner l’évolution de l’enfant, comme l’éclosion d’une plante… en cherchant à former un être libre, ne recherchant ni l’accumulation des biens, ni la domination des autres, mais la libre association avec ses semblables, dans un esprit de partage et de solidarité. Dans cette optique, l’éducation doit être fondée sur une connaissance de la nature de l’enfant, que l’humaniste considère comme un être doté d’une nature propre. L’éducation doit être animée par l’esprit de respect, face à ce que l’être humain a de sacré : sa personnalité, son impulsion créatrice. Elle aura pour objectif d’en faciliter l’épanouissement, en assurant à l’élève un environnement complexe et stimulant.

Le résultat  des méthodes autoritaristes d’enseignement, est de limiter la compréhension et la créativité. Il faut avoir conscience de notre ignorance, par rapport aux objectifs et aux finalités de la vie humaine ; être conscient aussi des limites de la connaissance par le maître, des réalités profondes de la nature de l’autre qu’est l’élève. C’est pourquoi l’éducation ne saurait avoir pour première fonction, d’orienter l’enfant vers telle ou telle fin fixée d’avance. Elle doit au contraire laisser libre cours à l’élan vital et favoriser le développement d’une personnalité originale et dynamique, pour favoriser une orientation progressive, en fonction de l’affirmation des goûts et des aptitudes.

Une éducation humaniste doit donc avoir le souci de développer la créativité. Il faut  confronter le jeune à des problèmes toujours nouveaux, pour le rendre apte à gérer des situations inédites. Le résultat des méthodes autoritaristes d’enseignement est de limiter la compréhension et la créativité. La conception humaniste de l’éducation veut que l’on garantisse aux enfants l’environnement le plus stimulant, en laissant libre cours à l’impulsion créatrice de chacun, à partir d’un enseignement des sciences et des lettres, ouvert aux arts et à la culture physique.

L’éducation des enfants doit cependant les préparer à vivre en société, leur apprendre des attitudes et des comportements civilisés ; ce qui suppose un certain contrôle des comportements. Mais attention ! La pratique éducative tend à transmettre les opinions qui ont cours dans la société, les idées conformes à l’idéologie dominante, ainsi que les attitudes et les comportements qui en découlent. L’endoctrinement idéologique des enfants est la pire des formes de contrôle du comportement. Un enseignement humaniste devrait non seulement éviter aux enfants l’endoctrinement, mais aussi leur apprendre à y résister.

Le conditionnement est une autre tentation offerte aux éducateurs, pour obtenir des attitudes intellectuelles et des comportements conformes. Des techniques de conditionnement en vue du contrôle existent. Le conditionnement consiste à associer artificiellement le type de comportement recherché à un sentiment de satisfaction, obtenu par des moyens ressortissant à l’action psychologique, voire à l’intoxication ou au matraquage ; des procédés qui mettent l’individu en dépendance à son insu.

L’enseignant pourrait aussi être tenté par une attitude neutre. Toutefois la neutralité si elle conduit à refuser tout contrôle du comportement, ne sera pas sans conséquences, politiques autant que pédagogiques. Car il reste indispensable de contrôler le comportement.

La question de la laïcité est au centre des problèmes de comportement que rencontre notre système d’éducation. La laïcité suppose que la déclaration universelle des droits de l’être humain, s’impose quelle que soit la religion, et qu’à cette condition tout être humain a le droit d’avoir une religion ou de ne pas en avoir et qu’il est libre de la pratiquer ou non ; étant entendu que la pratique religieuse doit rester du domaine privé et associatif, et que la manifestation vestimentaire ou autre, d’appartenance religieuse, est proscrite au sein des organismes de service public et de l’État. Et donc au sein de l’École. En ce qui concerne les marques d’appartenance religieuse dans le domaine public, on ne peut que recommander de promouvoir par l’éducation,  la discrétion, la tolérance et la cohabitation pacifique.

Faudrait-il enseigner les religions ? Non ! Un enseignement humaniste est destiné à aider l’être humain à devenir ce qu’il doit être, en faisant appel aux seules forces humaines. Il est donc exclu d’enseigner ce qui supposerait l’action d’une puissance surnaturelle. Cependant il n’est pas question de passer sous silence le rôle joué par les religions dans l’Histoire, sur les cultures et sur les conflits des sociétés humaines. Quant à l’enseignement religieux proprement dit, il est du ressort des seules autorités religieuses et devrait n’être donné que dans les enceintes privées et associatives dédiées à la pratique religieuse.

Pour un éducateur humaniste, il s’agit d’inculquer les modes de comportement, correspondant aux droits et devoirs du citoyen. Il est nécessaire d’aller vers des processus d’apprentissage qui ne soient pas du conditionnement. L’apprentissage consistera à proposer la recherche spontanée d’un comportement, répondant naturellement et raisonnablement à la situation expérimentée. L’apprentissage se fait en réagissant à une situation donnée par une action adaptée, sans qu’il soit nécessaire de conceptualiser ce qui est appris par l’expérience.

Dans notre société, l’école se donne de plus en plus tôt pour vocation, de former de futurs professionnels. Pour cela elle enseigne l’acceptation des valeurs et des structures idéologiques de la société postindustrielle. Dans cette société, la valeur de l’être humain se mesure à ce qu’il possède. Or les procédés les plus efficaces pour acquérir et posséder, ne sont pas le travail, mais les tractations financières, les affaires, voire les combines. Résultat : déjà tout jeune, l’individu répugne au travail ; il cherche le moyen le plus rapide et le moins pénible lui permettant d’obtenir ou de se procurer de l’argent, pour sa consommation et ses plaisirs. Dans ces conditions, il serait hypocrite de parler de joie dans le travail.

Toutefois, l’éducation devrait amener les jeunes à une conception saine du travail humain. Le travail est un besoin vital, pour l’individu comme pour la société. L’homme ne peut vivre qu’en société, et le travail est à la base de la civilisation et du progrès des sociétés. C’est par son travail, en se rendant utile et en prenant une place dans l’édifice social, que l’individu gagne sa dignité. Celui qui ne travaille pas vit en parasite du travail des autres.

Une théorie éducative humaniste doit se fonder sur une approche faisant de la liberté, associée à la responsabilité de l’être humain solidaire de l’ensemble de l’humanité, le concept clé de la vie et du travail dans une société démocratique.

Ce que l’homme ne choisit pas de lui-même ne s’identifiera jamais avec son être. Au lieu de simplement contraindre l’homme à un travail qu’il n’a pas choisi, il conviendrait de l’y inciter, en lui donnant une formation présentant ce travail comme intéressant et créatif, en même temps que productif. Ceci est évidemment un objectif utopique ; mais la cohésion et l’harmonie de la société y gagneraient.

Le travail devrait être compris comme une fin et pas seulement un moyen, et les éducateurs devraient prendre le contre-pied, de l’opinion selon laquelle le travail est une marchandise, qui n’a d’autre valeur que de permettre la consommation. Ceci nous conduit à réfléchir aux influences politiques et sociétales qui s’exercent sur l’éducation.

Alors que l’École devrait être sanctuarisée pour remplir sa mission de formation d’un citoyen libre et responsable, nous assistons à l’incursion de la société à l’intérieur de l’École. L’éducation est ainsi et de plus en plus, soumise à des influences politiques et sociétales.

Notons que la nature de l’École, est liée au régime politique. Si la république est essentiellement sociale, l’enseignement est le fait d’une École Publique ; si la république est essentiellement attachée au libéralisme, l’enseignement est libre et l’École Privée. En France nous sommes dans un régime mixte comportant une partie publique, destinée essentiellement à la fraction défavorisée de la population. Toutefois on peut penser que l’École Publique devrait aider et soutenir les plus défavorisés pour assurer l’égalité des chances, et trier les meilleurs pour réaliser l’élitisme républicain.

Les formes du régime politique, de l’organisation économique et des relations sociales, déterminent la culture. Et par là le statut du travail, qui oriente l’éducation. Les fondateurs du libéralisme classique, tels qu’Adam Smith[4], considéraient comme valeur suprême de la vie humaine, le travail créatif, librement entrepris en association. Les théories qui poussent les individus « à se vendre » sur le marché du travail, ainsi que la division des tâches, qui rend les hommes aussi stupides qu’il est possible, trahissent ces valeurs.

La tradition des fondateurs du libéralisme classique, incite à défendre la liberté et la justice, contre le nouveau despotisme patronal, soutenu par l’État. Une société démocratique dont les citoyens sont libres et responsables, conscients de leurs devoirs dans la société, devrait libérer les individus de leur rôle d’outils de production, et créer des formes sociales humanistes, dégageant les êtres humains du joug de la spécialisation.

Dans une société plus juste, le but ultime de l’éducation serait la production d’êtres humains libres, associés les uns aux autres sur un pied d’égalité. Cela à contre-courant des deux principales théories sociales : celle de la société d’économie collectiviste planifiée, et celle de la société d’économie capitaliste néolibérale. Les deux sont en fait farouchement hostiles à la théorie de l’être humain libre et responsable, enracinée dans les valeurs des Lumières, dont la thèse centrale propose que l’organisation de la production, n’ait pas pour but ultime de produire des marchandises, mais d’associer des hommes libres, oeuvrant  chacun à son niveau mais sur un pied d’égalité.

Dans nos démocraties on assiste à l’émergence d’une nouvelle forme d’absolutisme. Les nouveaux aristocrates sont comme les anciens, ils craignent le peuple et veulent lui retirer tous les pouvoirs, au profit des classes supérieures. On assiste à une évolution qui tend à éloigner du peuple les centres de décision : limitation des prérogatives des pouvoirs locaux, régionaux, nationaux, accroissement corrélatif des pouvoirs des instances européennes et mondiales.

En même temps que l’on éloigne le pouvoir du citoyen, on le soustrait au contrôle démocratique, en confiant pour l’essentiel le contrôle à des technocrates, à des experts, à des personnalités cooptées ne détenant aucun mandat du peuple. Les nouveaux aristocrates sont partisans d’un État libéral, et ils s’emploient à pervertir la démocratie, pour établir le pouvoir des institutions économiques capitalistes. Seule une éducation formant des êtres humains libres, responsables et humanistes, serait susceptible de contrecarrer cet absolutisme monstrueux. 

La Société d’économie capitaliste, impose à l’éducation de préparer les jeunes à entrer sur le marché du travail, c'est-à-dire à se vendre pour gagner leur vie. En outre, le système économique capitaliste, exige la « flexibilité de l’emploi sur le marché du travail », c'est-à-dire l’insécurité de l’emploi. La mondialisation des finances et des relations commerciales, pousse les entreprises à produire là où le coût du travail est le plus bas. Ces impératifs ont une double répercussion sur l’éducation des jeunes. Non seulement l’éducation est orientée dans le sens le plus utile au pouvoir économique, mais les parents, accaparés par les impératifs de l’emploi et la précarité de leurs revenus, passent de moins en moins de  temps avec leurs enfants. Chez les jeunes, l’alcoolisme, la toxicomanie et la violence augmentent, et le Q.I. baisse.

La société capitaliste post-libérale a réussi à imposer de renoncer aux sentiments humains, pour entrer dans le « nouvel esprit du temps » : toute-puissance de l’argent, glorification des grandes fortunes, gagnées dans « les affaires, le spectacle, le sport » ; légitimation de l’élimination de l’autre par la compétition ; dévaluation du travail en général, y compris du travail intellectuel ; et dévalorisation particulière des travaux industriels, agricoles et de service public.

Le résultat chez les gens du peuple, astreints aux travaux dévalorisés de la production et des services, est une perte de dignité et d’estime de soi, et pour l’ensemble de la société c’est le recul de la culture.

Celui qui vend son travail perd sa liberté. Dans une société de citoyens libres et responsables, les employés devraient être copropriétaires de leur entreprise. Mais l’organisation de la société post-libérale, attachée à la réduction du coût du travail et à la mobilité de l’emploi,  a placé le pouvoir économique hors du champ de la démocratie. L’état n’exerce plus aucun pouvoir sur le fonctionnement de l’économie. La politique n’est que l’ombre projetée du grand capital sur la société ; une ombre qui masque le véritable acteur. À défaut de pouvoir faire pression sur les multinationales et les sociétés d’investissement, le seul rouage du système sur lequel le peuple ait prise est le gouvernement, cependant impuissant. C’est donc dans la contestation des autorités politiques que se cristallisent les luttes sociales, mais cela explique aussi leur faible efficacité.

Or en démocratie, la souveraineté du peuple, exercée par ses représentants, devrait s’exercer sur tous les facteurs de la vie commune, dont notamment sur le plus déterminant qu’est l’économie. Le changement vers un fonctionnement de l’économie conforme à l’esprit de la démocratie, ne pourrait provenir que d’une conversion de la mentalité des élites de la société, sil elles étaient formées par une éducation humaniste.

Pour faire évoluer la société dans un sens humaniste, il faudrait que l’éducation prépare tous les jeunes, mais plus spécialement ceux qui sont destinés à devenir les élites dirigeantes, aux valeurs de la démocratie et de l’humanisme. Pour cela, il serait nécessaire de réaliser l’unité du système éducatif, de préférer les méthodes de la découverte et de l’apprentissage à l’autoritarisme et à l’endoctrinement, et aussi de promouvoir la pensée objective. Enfin, une telle évolution exigerait que les élites intellectuelles se tournent résolument vers l’humanisme.

On pourrait penser qu’il est illusoire, de croire que l’on peut changer la société par l’éducation. Car nous l’avons vu, c’est la société qui fait l’éducation. Selon ce que la société privilégie entre le collectif et l’individuel, l’école sera induite à mettre l’accent sur l’un ou sur l’autre.  Il faut donc agir par la politique. Or le courant humaniste est minoritaire. C’est pourquoi la minorité humaniste a le devoir d’étendre son influence sur les potentiels décideurs politiques. Et pour commencer elle doit s’organiser pour exprimer et diffuser les valeurs d’un humanisme remis à jour.

La première chose à faire, pour aller vers une société humaniste, serait de mettre la politique et l’éducation en cohérence, en adaptant véritablement aux principes démocratiques l’enseignement donné aux enfants. Le terme « démocratie » a été utilisé pour des régimes politiques divers, mais l’histoire a imposé la distinction entre deux types de démocraties : dites populaire ou libérale. À la faveur des luttes populaires, dans certains pays, des intellectuels ont pris le pouvoir pour former une bureaucratie rouge, en qualifiant le régime de démocratie populaire. En réalité, il s’agissait de collectiviser l’économie et d’enrégimenter les travailleurs, en opposition avec le libéralisme capitaliste qui restait la règle dans les pays de démocratie libérale. À la suite de près d’un demi-siècle de confrontation et de luttes d’influence sur la scène mondiale, le collectivisme a sombré, et le capitalisme est devenu la règle ; par suite la tendance, aujourd’hui, est à identifier la démocratie au libéralisme capitaliste. Et la doctrine néolibérale actuellement appliquée, veut que l’autorité politique de l’état, n’exerce aucun pouvoir de direction et surtout de planification, sur les acteurs économiques. Ainsi le facteur déterminant du bien-être du citoyen, l’économie, échappe au contrôle de ses représentants.

Or, « Les formes de la démocratie peuvent varier, pour s’adapter au niveau de participation à la politique, dont le peuple est capable en fonction de l’éducation de la population. Mais reste intangible le principe général, qui veut que le souverain soit le peuple et que ceux qui détiennent le gouvernement par délégation, l’exercent « dans l’intérêt général » du peuple gouverné. » En outre, comme l’a dit Alain, la démocratie c’est « le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants »[5].

On a dit que le suffrage universel amènerait le « gouvernement de l’ignorance et du vice », qu’il mettrait le pouvoir aux mains d’un prolétariat de canailles. Cela présupposait que le peuple demeurerait ignorant et vicieux ; les héritiers des Lumières, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, ont été les promoteurs d’une Éducation Nationale[6], destinée à démentir ce pronostic, ainsi qu’à promouvoir la souveraineté du peuple et la mobilité sociale.

Mais avec le temps, on a néanmoins constaté que malgré l’extension de l’éducation et du suffrage, le peuple restait marginalisé. Car pour les élites en place, il était dangereux de laisser sortir de la masse humaine, réputée ignorante et incapable, une nouvelle élite susceptible de devenir dominante. En réalité, les élites détenant le pouvoir, sont toujours tentées de l’exercer à leur profit, de le conserver et de le transmettre. Elles restent réticentes à favoriser le renouvellement social de la classe dirigeante[7]. Dans les pays de démocratie libérale ou néolibérale, le véritable pouvoir, qui s’impose de plus en plus au détriment du pouvoir politique, est celui des acteurs financiers qui contrôlent les moyens de production, d’échange et de communication.

En démocratie, les élites dirigeantes devraient se donner les moyens d’imposer leur volonté. Elles ont le devoir de trouver les moyens de faire accepter par les gouvernés des mesures d’intérêt général, qui peuvent entrer en conflit avec certains intérêts particuliers. Mais dans cette optique, les techniques de propagande, rebaptisées techniques de communication, ont surtout montré leur utilité pour garder le public sous contrôle ; et au besoin faire prévaloir les intérêts d’un groupe au pouvoir, contre l’intérêt général. Tous les organes dirigeants se sont dotés de services de relations publiques, voués au contrôle de l’esprit public. Les opérations de communication sont conçues pour laisser le peuple dans le brouillard. Il s’agit d’endormir l’animal, dont l’ignorance et les superstitions pourraient troubler l’ordre économique. On a assisté à l’essor spectaculaire de la propagande marchande, sous le nom de publicité.

Les fondations, soutenues par les détenteurs du pouvoir économique, prennent le contrôle des universités, des grandes Écoles, des musées, et plus largement de la culture. Les puissances économiques exercent leur influence sur l’éducation, directement dans l’enseignement privé, et indirectement par l’intermédiaire du pouvoir politique, dans l’enseignement public.

La privatisation de l’éducation, selon le modèle anglo-américain, empêche de fait la majeure partie de la population d’élever convenablement ses enfants. Or, le déclin du Q.I. ne se situe pas dans les gènes, c’est là une idée qui sert à escamoter la politique sociale.

Les démocrates, au contraire, s’identifient au peuple et lui font confiance. Le modèle européen, qui avait consolidé les systèmes sociaux d’aide à la famille et à l’enfance, était plus proche que celui des États-Unis, de l’idéal démocratique d’égalité des chances et de promotion sociale.

Pour former des citoyens, il reste nécessaire de mettre au clair les idées sur ce que doit être la démocratie et de les enseigner. En outre, l’éducation elle-même doit être un apprentissage de la démocratie. Pour y parvenir, il faudrait faire l’unité du système éducatif, sous l’autorité d’un pouvoir politique démocratique, attaché à l’intérêt général de la nation et au bien-être du peuple dans son ensemble.

L’éducation à donner à tous les jeunes dans ce cadre, devrait être une éducation humaniste. Il est immoral de former des enfants, à travailler dans l’unique perspective du gain. L’ordre démocratique devrait se fonder sur le libre engagement des travailleurs et leur association à l’entreprise, deux notions cohérentes avec le libéralisme des Lumières.

Il est nécessaire de mettre en évidence les effets pervers d’une éducation autoritariste. Par exemple, le fait de fixer comme objectif de donner à tous le même niveau de connaissances, conduit à construire un programme à enseigner en vue d’un examen. L’élève étudie alors pour l’examen, le réussit, et deux jours après il a tout oublié. Mais  on peut aller plus loin ; pour adapter l’Éducation aux techniques managériales, on va évaluer les enseignants en fonction de la réussite de leurs élèves, voire les faire évaluer par les  élèves, ou les parents d’élèves, considérés comme des clients. On est ici dans la logique conduisant à considérer la culture comme une valeur marchande, et l’être humain comme un simple vecteur de l’économie.

L’éducation passe forcément par les écoles, mais aussi par les circuits de l’information, autant que par l’influence du milieu social. La mise en cohérence de l’éducation avec la culture ambiante, souvent recherchée au nom de la modernisation des méthodes pédagogiques, conduit à l’endoctrinement et à la police de la pensée. On peut parler pour l’éducation d’une fonction d’endoctrinement. Il s’agit là de s’assurer que ce qui est enseigné ne met pas en cause la communauté, le système. Comme exemples historiques de police de la pensée, on peut citer ce qui s’est passé au 20ème siècle dans les pays totalitaires, mais aussi le « Péril rouge » conjuré par le Président Wilson puis le maccarthisme, aux États-Unis.

Pour apprendre à résister à l’endoctrinement, le but d’une éducation à la liberté responsable, est de promouvoir la « Pensée objective ». On sait à quel point le comportement humain, soumis à l’influence du groupe, est conformiste et irrationnel. C’est pourquoi l’éducation à la liberté responsable, doit donner à l’individu l’habitude de penser par lui-même, et non le formater à la pensée de ses maîtres. Soumis à la pression des moyens de communication et d’endoctrinement, l’individu doit assurer son autodéfense intellectuelle, ce qui lui demande un effort pour se tenir informé de sources diverses.  

C’est une attitude intellectuelle qu’il faut faire acquérir dès l’école, afin que le citoyen ait ensuite ce réflexe, pour se faire une opinion personnelle, à partir des informations diffusées par les média. « Car il n’est pas rare que l’angle d’un article ou d’une dépêche, en se conformant à des impératifs doctrinaires, nous induise en erreur[8] ».  Il faut lire entre les lignes. Il subsiste toujours de ce qui est occulté, quelques indices que l’on pourra débusquer. Souvent le titre et le chapeau dégagent les grandes lignes de ce que l’on veut faire retenir au lecteur ; il est intéressant de commencer par lire les derniers paragraphes.

Nous sommes dans une nouvelle féodalité marchande, où les intellectuels, dont  la plupart participent à l’Enseignement à ses différents niveaux, sont le plus souvent soucieux de légitimer le nouvel esprit du temps. L’intellectuel se vit comme un professionnel de la résolution technique des problèmes politiques, économiques, ou plus généralement de société, et il s’associe de plus en plus à l’exercice du pouvoir. C’est « La trahison des Clercs[9] ». Le clerc de la société moderne, docile aux lois qu’il accepte de subir, ne devrait pas, cependant, aliéner son droit de penser librement et de le dire ou de le publier ; il se doit à la vérité. Il est « engagé », pour reprendre un mot que Montaigne s’appliquait à lui-même. Mais quand au lieu de dire toute la vérité, sans souci des conséquences, il transige dans l’intérêt d’une cause pour laquelle il milite, alors il trahit.

Il ne s’agit pas de critiquer la science, dont sont légitimement détenteurs les intellectuels, mais le dévoiement des valeurs intellectuelles, asservies à une nouvelle idéologie, qui cherche à enlever au peuple tout contrôle sur le processus décisionnel, au motif que la politique économique et sociale, bien trop complexe pour le commun des mortels, doit être confiée à des soi-disant experts, à la solde de l’idéologie officielle.

Les revues de sciences sociales rédigées par ces spécialistes opposent fréquemment « l’approche émotionnelle » à « l’approche rationnelle ». Les arguments établissant les solutions convenables sont toujours présentés comme « raisonnables ». Pourtant ils sont souvent en réalité contraires à la saine raison qui devrait établir les moyens appropriés « pour parvenir à une fin, en prenant en considération les facteurs moraux et émotionnels[10] ».

Car être raisonnable, implique que l’on utilise sa raison, aussi, pour voir s’il y a cohérence logique entre le problème que l’on traite et les principes fondamentaux que dicte la conscience. Le principe de finalité humaine de tous les actes, qui est à la base de l’humanisme des Lumières, est la référence obligatoire, à tous les raisonnements destinés à éclairer l’action.

En résumé, les principes d’une éducation humaniste[11] devraient permettre la formation d’individus créatifs, raisonnables, libres de leurs jugements et responsables de leurs positions et de leurs actes. Malheureusement, notre société d’économie néolibérale exerce sur la formation des jeunes une influence politique, tendant à les soumettre au marché du travail et à la toute-puissance de l’argent. Ce n’est que par l’humanisme des intellectuels et une éducation humaniste donnée à la jeunesse, que la société pourrait évoluer vers une véritable démocratie.

Finalement, l’avenir de la société dépend des écoles et des universités, et tout particulièrement de ceux qui y forment la jeunesse. Les intellectuels ne sont pas là pour soutenir tel ou tel parti au pouvoir. Mais ils n’ont pas à pratiquer une neutralité technocratique. Ils ont à éduquer les citoyens d’une démocratie. Les enseignants humanistes devraient se considérer comme investis d’un devoir de critique ! Toutefois, une véritable investigation scientifique de la sophistique socio-économique, serait évidemment considérée comme un radicalisme dangereux ; le courage est aussi une vertu nécessaire à l’intellectuel.

En somme il s’agirait de mettre l’humanisme dans l’éducation pour une éducation de la société à l’humanisme. Pour y parvenir, la minorité des intellectuels humanistes doit s’organiser, et exercer une influence déterminante dans les domaines de la Politique et de l’Éducation.

Claude J. DELBOS

[1] L’idée et le développement de cette étude sont issus de la lecture de Noam Chomsky : « Pour une éducation humaniste » l’Herne 2010. Éminent linguiste, rationaliste et innéiste, contre l’empirisme et le constructivisme, militant socialiste libertaire, Noam Chomsky est attaché aux principes des Lumières et à l’idéal d’une société libre, juste et véritablement démocratique.

[2] Réflexion sur les problèmes actuels d’éducation ; après lecture d’un article du monde, à propos de l’ouvrage de Philippe Meirieu « Rallumons les Lumières ».

[3] Selon la belle formule de Pic de la Mirandole.

[4] Adam Smith (1723-1790) « le père de l’économie politique » a exposé dans « La Richesse des Nations » paru en 1776, les causes de cette richesse et une théorie de la croissance d’une économie nationale. Selon lui, la liberté laissée aux individus d’agir suivant leur propre intérêt, permettra seule la meilleure utilisation des ressources productives.

[5] Noam Chomsky, op. cité.

[6] Les attendus du projet de loi d'Hyppolite Carnot, ministre de l'Instruction sous la IIe République, de février à juillet 1848, sont on ne peut plus clairs : l'enseignement primaire est rendu obligatoire pour tous « parce qu'un citoyen ne saurait être dispensé sans dommage pour l'intérêt public d'une culture nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté ». Le suffrage universel paraît donc appeler à l'évidence l'instruction obligatoire universelle. (Claude LELIEVRE – Universalis 2010)

[7] Stuart Mill (1806-1873) philosophe et économiste, associait sa pensée libérale à une attirance pour le socialisme utopique. Il a écrit « On Liberty » l’un des bréviaires du libéralisme. Il a pressenti que la démocratie pouvait se traduire par l’oppression de l’individu par le groupe et de la minorité par la majorité.

[8] Noam Chomsky « Pour une éducation humaniste » p. 70

[9] Julien Benda (1867-1956) est l’auteur de « La Trahison des Clercs ».

[10] Noam Chomsky, op. cité.

[11] Rappelons pour suivre les dispositions que prône ce travail sur l’Humanisme, ce petit florilège de nos illustres aînés :

– à quelques siècles de distance, on retrouve le geste de Descartes :

Acquérir le courage de penser par soi-même, l’audace de commencer. On comprend aussi l’intérêt pour des méthodes plus inductives, où le jeune apprend en faisant, contribuant lui-même à la transformation de son environnement.

– Qu’Émile Durkheim reconnaissait que la pédagogie jésuite donne toute son importance à l’élève, à la singularité de son parcours, à l’encontre d’un enseignement « scolastique » centré sur le maître et la discipline. « La mesure de l’enseignement se trouve dans celui qui apprend.»

– Et encore, « il s’agit de former la raison de l’élève afin de lui donner le recul critique nécessaire, en s’aidant d’une science solidement fondée sur une démonstration rigoureuse ». Condorcet.

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Vers un nouvel humanisme

DES CRISES A LA RECHERCHE DES PROGRES !

VERS UN NOUVEL HUMANISME ?

« Les amis de la vérité sont ceux qui la cherchent et non ceux qui prétendent la détenir » Condorcet.

Pourquoi ce titre ? Parce que je crains que l’humanité souffre de deux grands maux : les mutations et les crises, avec une société de plus en plus inégalitaire, et assez curieusement souffre aussi du progrès, avec une incompréhension de notre futur.

1° LES CRISES ?

Toutes les époques, du moins depuis le XIXè siècle, aussi bien dans les périodes de croissance économique que de récession, ont été décrites en termes de crise, de déshumanisation, de fin des idéologies. Crise ? Un mot passe-partout ? Un mot fait de malaise, de crainte, de peur, et un mot qui n’explique rien !

« Ainsi tout est crise. L’intempérance des agioteurs, crise financière. Les stratégies cyniques sur hedge funds, crise obligataire. La valse des rachats de prêts, crise immobilière. Les jeux boursiers sur denrées agricoles, crise alimentaire. Les escroqueries dans l’élevage et l’abattage, crise sanitaire. La convoitise des actionnaires qui délocalisent, crise économique. La surexploitation des ressources naturelles, crise écologique. Les dégraissages pour accroître les dividendes, crise sociale. Les cadeaux fiscaux aux nantis, crise budgétaire » ( Christiane Taubira, 2017)[1].

Ces crises sont liées aux contradictions de notre système économique, d’une politique qui continue à prôner une croissance économique illusoire, d’un capitalisme qui veut imposer dans l’économie du marché toutes les activités humaines comme activités marchandes et qui veut privilégier l’intérêt privé tant sur le plan social qu’écologique.


La libéralisation des échanges était considérée apporter la prospérité, dans les pays développés mais aussi ceux en voie de développement. Mais les traités économiques ont largement été inégaux et ont été considérés comme une nouvelle méthode d’exploitation des pays pauvres par les pays riches. Le modèle néo-libéral «c’est l’austérité pour les pauvres et la générosité pour les nantis, … la rhétorique du libre marché n’est manifestement qu’une façade, dissimulant un programme politique qui consiste … à réduire les impôts des riches et les prestations sociales des pauvres »[2]  

Le néolibéralisme prétend que les pays riches doivent devenir encore plus riches pour que les pays pauvres puissent éventuellement devenir un peu moins pauvres. Un beau conte pour enfants !

Même si le marché économique se doit de créer de la richesse, ce serait une erreur de respecter la pensée unique « moins d’Etat, c’est mieux » et de baser la politique uniquement sur l’accumulation de richesse. «Cela devient inquiétant quand, à force de répéter qu’il y a trop d’Etat, la tentation finit par naître, dans certains esprits, qu’il n’y ait plus qu’un Etat minimum, strictement cantonné dans ses fonctions régaliennes d’administration, de justice, de police et de diplomatie, et qui, pour toutes les autres questions, c’est-à-dire, en temps de paix, pour la plupart des questions vraiment importantes, laisserait fonctionner les fameux mécanismes autorégulateurs du marché. … Ne devons- nous pas penser qu’il y a des choses qui ne sont pas à vendre (la vie, la santé, la justice, la liberté, la dignité, l’éducation, l’amour), on ne peut pas tout soumettre au marché: il faut résister à la marchandisation de toute notre vie, aussi bien individuellement (c’est le rôle de la morale et de l’éthique) que collectivement (c’est le rôle de la politique). Les trois sont nécessaires. Mais, à l’échelle de la société, c’est la politique qui est la plus efficace : nous avons besoin d’un Etat pour organiser la part non marchande de la solidarité, pour veiller exactement à ce qui n’est pas à vendre » (Comte-Sponville, 1995)[3].

L’économie du marché et le néolibéralisme gangrènent les activités humaines, aussi bien sur le plan social qu’écologique. L’éthique du progrès doit repenser notre relation à l’environnement au niveau de chaque être humain, mais également en tant qu’humanité. Il s’agit de préserver nos écosystèmes: c’est notre « village global » qui est en danger. On essaie de nous tranquilliser avec une croissance verte, mais, en réalité, il nous faudra inventer un nouveau paradigme avec un changement profond de société et une remise en cause totale des pouvoirs du marché. Le « tout à l’économique » et à la croissance est un leurre. La conscience disparait dans le consumérisme, elle a perdu son être dans la recherche de l’avoir. Il nous faut rester nous-mêmes et ne pas s’affairer à gagner en avoir ce que nous pouvons gagner en être.

Pouvons-nous vivre heureux dans une société du « tout à l’économique » et dans un monde de consommation ? Nous sommes en recherche d’une vie intérieure épanouissante, où nous pourrions déployer nos potentiels humains. La recherche de sens doit se réaliser ici et maintenant dans le cadre d’une société en mutation.

La crise du modèle de croissance est aussi celle des conditions matérielles du dépassement des injustices sociales. La lutte des laissés pour compte de nos sociétés, à savoir les « sans » (sans travail, sans toit, sans accès aux soins, sans papiers, sans terre …), émerge et se développe. Ce que le devenir des « sans » nous révèle, c’est que le système-monde n’est plus défendable, que l’on démantèle la sécurité sociale et les services publics au profit des nantis et des véritables décideurs à savoir les marchés financiers, et qu’on essaie d’y imposer une discipline. On essaie de suppléer l’absence de promesse avec du contrôle. Des moyens colossaux sont prévus pour la sécurité, y aura-t-il autant de moyens pour l’éducation, la culture ? Ne faut-il pas s’inquiéter de l’injustice, de l’inégalité à l’origine d’exclusions, qui elle-même est à l’origine de violence ?

Ne faut-il pas nous interroger en 2021 sur le fait que l’enseignement, l’art, la culture, sont considérés comme des activités non rentables ? N’aurions-nous toujours pas compris que nous devrions donner à notre jeunesse une vision positive de la société ?

Toutes ces crises doivent donc nous émouvoir dans une recherche du progrès de l’humanité.

Fondamentaux de l'humanisme

         Pour réfléchir à l’avenir de l’humanisme, je propose, sous le titre « Les Fondamentaux de l’Humanisme » d’essayer de préciser le concept.

À la lecture du Grand Robert on apprend que le mot humaniste désignait en 1539 un lettré ayant une connaissance des langues et des littératures grecque et latine.

Par la suite il a qualifié les lettrés de la Renaissance, comme Lefèvre d’Étaples, Guillaume Budé ou Érasme, qui se consacraient à faire connaître les œuvres et les idées des écrivains de l’Antiquité ; ou encore Montaigne, Rabelais et d’autres, déjà sous l’influence de cette idée de Pic de La Mirandole : « La dignité de l’être humain, c’est d’avoir reçu le privilège : « D’être seulement ce qu’il devient et de devenir ce qu’il se fait ».

En 1877 selon Lalande, l’humanisme est le mouvement d’esprit initié par les humanistes de la Renaissance, caractérisé par « un effort pour relever la dignité de l’esprit humain et le mettre en valeur en renouant par-dessus le moyen-âge et la scolastique, la culture moderne à la culture antique »

Au19ème siècle, l’humanisme philosophique est défini comme une doctrine « qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement, en s’attachant à sa mise en valeur « par les seules forces humaines ».

Borges un écrivain humaniste et mystérieux

 « Jorge Luis Borges est l’un des dix, peut-être des cinq auteurs modernes qu’il est essentiel d’avoir lus. Après l’avoir approché, nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents » (Claude Mauriac.)

Dans la préface du « Rapport de Brodie », Borges précise s’être beaucoup inspiré des premiers écrits de Kipling : « Plain tales from the hill » qu’il définit comme des « chefs d’œuvre laconiques ». Ces nouvelles de Kipling se déroulent en Inde, au Penjab, et je les avais évoquées à l’occasion d’une Texte précédent. Il me paraissait donc, dans la continuité du travail jamais achevé, qu’il me fallait en venir à Borges en passant par Kipling.

Comme chacun le sait, plus ou au moins confusément, Jorge Luis Borges est un écrivain argentin à l’érudition inégalée, né à Buenos Aires. Ses travaux dans les champs de l’essai et de la nouvelle sont considérés comme des classiques de la littérature du XXe siècle.

Sa vie est également un peu connue : il est né en Argentine, puis et parti en Europe avec sa famille, il a résidé longtemps à Genève puis en Espagne, à Barcelone et Madrid. Revenu en Argentine, il semblerait selon une légende tenace, qu’il vécut dans une bibliothèque, qui devait être la bibliothèque municipale de Buenos Aires. Comme son père, Borges souffrait également de cécité, circonstance malheureuse qui l’amena peut-être aussi à repousser les limites de la perception et de l’imaginaire.

C’est vers 1950 que Borges fut découvert par la critique française et notamment par Roger Caillois, grâce auquel il obtint au fil du temps une reconnaissance internationale. Mais cela n’avait d’ailleurs aucune espèce d’importance pour celui qui disait encore : « je n’écris ni pour les élites, ni pour les masses, j’écris pour moi, pour mes amis, et pour adoucir le cours du temps ».

Pour qui a lu Borges, son génie de la forme brève et la simple évocation de ses ouvrages les plus célèbres, comme « Fictions », « L’Aleph » ou encore « Le livre de sable » est déjà une délectation. Mais son œuvre comprend encore de nombreux poèmes, des essais, des conférences, sur des sujets divers et aussi variés tels que Dante, les Mille et une nuits, et même le bouddhisme découvert sans doute par l’intermédiaire de Schopenhauer. Le style et les thèmes abordés par Borges permettent généralement de le distinguer immédiatement. Son écriture privilégie l’aspect fantastique du texte, maniant toujours des artifices narratifs et une douce ironie ludique, à la limite de l’absurde. Ses thèmes de prédilections reviennent également de manière obsessionnelle, des « ruines circulaires » ou des « sentiers qui bifurquent » et il est alors question du temps, de sabliers, de l’infini, de miroirs et évidemment, inlassablement, de labyrinthes et de bibliothèques.