L'éthique du care

  1. Introduction  : qu'entend-on par "éthique du "care" ? Quelles en sont les problématiques ? En quoi éveillent-elles un éau regard de  l'idéal Humaniste ?

I PRESENTATION ET GENESE DE L"ETHIQUE DU CARE"

           1)  Ses origines : d'où nous vient-elle ? Elle nous vient de l'Amérique de Reagan, des années 1980, alors que s'effectue le démantèlement de l'Etat Providence  des lendemains de la 2ème guerre mondiale. Cette déchirure se fait au profit d'un capitalisme financier censé se réguler lui-même.

Elle se situe dans un courant d'idées général, de retour à "la valeur humaine" dans un monde où tout devient marchandise, et, dans lequel certaines activités liées à la condition humaine sont minorées.

             2) qu'entend-on par "éthique du care" ?

Soulignons d'ores et déjà la polysémie du terme anglais "care" signifiant à la fois "prendre soin de (comme par ex. une mère) et "se soucier de", "avoir de l'intérêt" pour quelque chose. Le point de départ conceptuel en est la notion de vulnérabilité de tout être humain et de celle de toute l'espèce, ce qui permet d'évoquer toutes sortes de fragilités (ex : l'enfance...).

Le mot "care" se banalise pour désigner la particularité d'activités  de maintien du lien social prenant appui sur cette notion de base. Elles peuvent être à la fois pratiques (le soin) et avoir également une dimension psychologique (l'éducation). Le tout entremêlé constituerait donc une "éthique" à la fois conceptualisée et mise en pratique, génératrice de nombreuses problématiques.

          3) Les théoriciennes : elle est, en effet, théorisée essentiellement par des femmes, tandis que s'élabore la pensée d'un féminisme radical très critique à l'égard de la pensée dominante. Parmi elles, on compte des philosophes, des politologues, des sociologues.

Ainsi, nous évoquerons quelques pionnières telles que : pour les années 80,  Carole Gilligan, auteure "D'une voix différente: pour une éthique  du Care" (1982), suivie par Nel Noddings qui publie (84) "Caring",  puis Joan Tronto publie, en 1993, "Un monde vulnérable : Pour une politique du care",  et  Sara Ruddick (1995)" La pensée maternelle : derrière une politique de paix" ,

II EN QUOI EST-CE UNE MORALE  SUBVERSIVE ?

- Les contenus de l'éthique du Care et ses problématiques.

   Remarquons d'emblée  que la réflexion sur "l'éthique du Care" n'est ni monolithique, ni statique dans le temps.

Elle fut tout d'abord traversée par deux grandes tendances ; les deux étant toutefois d'accord sur 2 constats :

                  - la vulnérabilité de tout un chacun d'où découle le besoin universel de soins et                           d'attention ;

                 - le fait que, majoritairement, ce sont les  femmes qui y répondent.

Les deux ont développé, autour du second point, une problématique d'ordre moral, mais envisagée sous l'angle féministe.

                  Ainsi, Carole Gilligan s'interroge-t-elle (dans "Une voix différente) sur l'hypothèse selon laquelle les "femmes auraient une manière différente que les hommes de penser la morale." Ce faisant elle interroge également la morale majoritairement établie, fondée par les hommes, laquelle est, de plus, basée sur l'idéalisme alors qu'apparemment, "les femmes abordent le problème moral en centrant leur développement moral sur la compréhension des responsabilités partagées et des rapports humains."

                    Cette même problématique est reprise par une autre théoricienne, mais, elle  inscrit sa réflexion dans une tendance philosophique "essentialiste", "différencialiste". Et, là où la précédente attribue les différences de comportements à des facteurs d'ordre culturel ou conjoncturel, elle y voit, elle, une sorte de déterminisme génétique tel que par exemple la maternité potentielle de toute femme. Elle fait ainsi des femmes les héritières d'une "morale naturelle des sentiments".

Dans le temps, la réflexion sur l'éthique du Care a évolué, et la définition même du "care" en devient plus complexe. Ainsi, Sarah Ruddick "y voit trois réalités a priori distinctes :

         - une éthique féminine, une occupation pratique, une modalité de relation à autrui"; mais dans le cadre d'une complémentarité Homme/Femme inégalitaire, prédéterminée.

         Les divergences conceptuelles engendrent, au sein de ce courant d'idées,  , d'autres problématiques.

Ainsi, la dénonciation du "piège de l'essentialisme", démontre-t-elle, qu'il transmet continûment la tradition philosophique dominante en Occident, laquelle empêche les femmes de "sortir de la caverne pour atteindre le ciel des idées", et de participer à la vie de la cité. Car, en effet, "des grecs jusqu'aux théoriciens de la modernité politique, le partage public-privé est demeuré valide tout comme l'assignation féminine au foyer".

Ce modèle quasiment pérenne, repose sur une conception biologique, sur le postulat de la "dualité anthropologique". Il devient donc impossible de considérer les femmes comme des sujets à part entière.

            La réflexion sur la morale "sexuée" ou non est menée par d'autres, et dans d'autres domaines comme les sciences humaines. C'est ainsi que, selon l'anthropologue, Françoise Héritier, auteure de "Masculin-Féminin" (paru chez Odile Jacob 1996-2002) il n'y aurait pas une "morale universelle" mais par contre, il y a "un principe universel" celui de "la valence différentielle". Il y a donc "des morales, locales " lesquelles produisent des valeurs partagées, mais distribuées selon les sexes, imputées au genre. Ces valeurs quoique n'étant "pas dictées par la nature" sont cependant "considérées comme porteuses d'une nature".

Toutefois, il est universel également, que toute valeur attribuée au féminin est  connotée négativement !

D'une manière générale,  les neurosciences, la biologie, l'éthologie, révèlent l'intérêt des  chercheurs pour cette problématique,  à savoir, les Humains sont-ils porteurs  d'empathie ? Les premières attestent de la grande plasticité du cerveau, mais n'apportent  aucune preuve qu'il soit, en quelque sorte, sexué. Quant aux  expériences scientifiques visant à démontrer le rôle des hormones (masculines ou féminines) dans les comportements elles ne  sont en rien probantes.

Enfin, la biologie et  l’éthologie nous apprennent que les Hommes n'ont pas le monopole de l'empathie, laquelle d'ailleurs peut-être être aussi bien malveillante dans le cas du sadisme, que bienveillante dans le cas de la compassion. Les humains partagent cela avec les grands singes.  Parmi les chimpanzés se trouvent des bonobos, organisés par des femelles dominantes. Or, leurs  conflits se règlent à "l'amiable" en quelque sorte par la "calinothérapie". Doit-on pour autant en conclure que c'est par ce que ce sont les femelles qui gèrent le groupe ?

Le biologiste, primatologue, Frans Waals, auteur de "La Politique du chimpanzé" (1983) - une étude sur les bonobos  et de "Le singe en nous"  démontre d'une part, que le cerveau des bonobos est très proche de celui de l'homme, d'autre part, que morale et justice "que l'on a longtemps crues abstraites  reposent largement sur des bases naturelles et devraient être envisagées comme des produits de l'évolution."

A propos de l'empathie, déjà au cours du XVIIIème siècle, les deux philosophes David HUME et Adam SMITH, considéraient que, quoique nécessaire, l'empathie n'était que le point de départ pour les hommes d'établir un choix entre "ce qui est et ce qui devrait être". Autrement dit de se positionner et de se projeter.

En conséquence, pour le primatologue, l'apparition de la morale fait partie du processus de l'évolution, d'autant que l'Homme/animal est porteur naturellement d'un intérêt pour les autres, générateur d'interactions sociales

Or, l'attention aux autres, l'importance du relationnel sont les bases de l'éthique du care.

Cette éthique du care est subversive à plusieurs titres. Elle l'est du point de vue philosophique. En effet, elle réfute une conception de l'Homme imposée, dans les sociétés occidentales, pendant des siècles, par le christianisme, lequel met en exergue "une vision noire" de l'animalité de l'homme ; et elle propose une inversion des valeurs.

Elle l'est au plan social en dénonçant le dénigrement, la dévalorisation des tâches, de soin, d'éducation, de coopération, de solidarité. Elle est  subversive lorsqu'elle réclame la reconnaissance de ceux et celles qui y consacrent une grande partie de leur vie. Puisque la vulnérabilité humaine est universelle, le devoir de pallier les fragilités devrait être reconnu comme contribuant au bien commun.

Elle l'est encore lorsque qu'elle fait tomber les barrières entre sphère privée et sphère publique, faisant, par exemple, des tâches remplies dans le privé un sujet politico-économique.

L'éthique du care, enfin, est subversive face au néolibéralisme triomphant basé sur des erreurs conceptuelles, d'ordre anthropologique, telle que l'affirmation que "l'intérêt individuel mène le monde et que c'est justement, la force du capitalisme que de faire de cet égoïsme une force productive qui bénéficiera au bout du compte à tout le monde".

Alors, qu'une telle affirmation va à l'encontre de "l'observation sérieuse des comportements humains qui montre que, dans de très nombreuses activités, l'intérêt individuel s'efface devant d'autres motivations le sens du don, la solidarité élémentaire, le désir de gloire ou de reconnaissance, l'esprit ...de sacrifice", notamment dans les activités du "care". (réf. éditorial de Laurent Joffrin -Nouvel Observateur du 8/11/2012 intitulé La révolution Chang(  auteur de "Deux ou trois choses que l'on ne vous dit jamais sur le capitalisme" au Seuil.)

IIIETHIQUE DU CARE ET HUMANISME

"L'Ethique du Care" éveille des échos chez ceux qui se réfèrent à l'Humanisme.

     1) En effet, comme l'Humanisme, elle met l'Homme au centre de sa réflexion. Homme qu'elle envisage dans toute sa matérialité, toute sa faiblesse, toute sa finitude. Au point que, selon Umberto ECO, on "pourrait réécrire toute l'éthique à partir du corps. Ce corps qui désire être debout, dormir, manger etc." et que, "dès lors qu'on en respecte les exigences on a des situations éthiques."

    2) Reconnaître à tous, et à toutes, une certaines vulnérabilité, c'est aussi reconnaître qu'il n'y a qu'une Humanité. C'est dire que tout être humain, mais exclusivement l'être humain, fait partie de la même espèce biologique.

     3) Les pratiques du care mettent très concrètement à mal, les visions particulièrement réductrices, négatives de l'Homme. Ce dernier étant soupçonnée même dans son dévouement, son altruisme de n'être mû que par son intérêt propre. Ce postulat négatif n'est pas non plus celui des Humanistes. Ils  ont, eux,  confiance en l'Homme. Cette sociabilité, celle de la dépendance mutuelle, ils considèrent qu'elle est aussi "celle qui permet aux hommes de devenir des êtres conscients et parlants."

    4) Le fait que l'Homme naît inachevé, sa "relative indétermination"  est vue aussi positivement par les Humanistes. Car elle est aussi la possibilité de "s'engager dans des choix différents dans une histoire collective ou biographique, rendant chacun responsable de son identité culturelle ou individuelle".

L'éthique du care, tant théorique que pratique,  est une des d'expressions  de cette responsabilité, de l'autonomie de l'individu. Et, en effet, l'engagement -qu'il soit professionnel ou bénévole- au bénéfice d'autrui "n'exige pas de déprise de soi" car "seul celui qui s'estime s'assume pleinement comme un moi autonome peut résister aux ordres (qu'il jugerait indignes) d'une autorité  (qui serait à ces yeux devenue illégitime)" mais aussi à une pensée unique fut-elle assénée de façon récurrente par des médias, pour prendre la responsabilité d'apporter son aide à autrui.

L'éthique du care promeut l'importance du "relationnel", et c'est bien "les liens que nous tissons avec autrui au cours de notre existence qui constituent en réalité le fondement de notre originalité humaine" laquelle, pour se construire, a besoin de suivre le "chemin de l'éducation."

C'est là que doivent se transmettre, selon Jacqueline de Romilly, des valeurs, au cœur de l'Humanisme : "le respect de la vie humaine, le respect de la liberté, le respect de la justice." C'est aussi, dit-elle, là un enjeu vital pour nos sociétés, au sein desquelles l'on doit susciter "un Humanisme moderne", c'est-à-dire, une société où chacun a à cœur le respect d'autrui. C'est là, dans la lignée, de la pensée humaniste le rôle fondamental qui devrait être imparti à l'éducation pour "jeter les bases de ce qui  sera une opinion publique, une conscience commune" à laquelle contribue déjà l'Ethique du Care.

Bibliographie

Fabienne Brugère             L'éthique du Care- PUF Que sais-je Mai 2011

Jean-Claude Guillebaud    Le Principe d'Humanité -Seuil Septembre 2001

Jacqueline de Romilly       Ce que je crois -  De Fallois 2012

Michel Tereschenko          Un si fragile vernis d'humanité : banalité du mal, banalité du bien

                                           Recherches :  La découverte Mauss 2005

Tvetan Todorov                 Le jardin imparfait : la pensée humaniste en France -Grasset 1998

Revues :

 Le nouvel Observateur N° 20505

Sciences Humaines : Hors série N° 17

Philosophie magazine N° 59 Mai 2012

 

IV CRITIQUES ADRESSEES AU "CARE" ET PERSPECTIVES POLITIQUES

 

LES CRITIQUES ADRESSEES AU "CARE"

 

"Les réactions qui ont marqué l'apparition du concept "care" dans l'espace public ont révélé l'intérêt  mais aussi l'incompréhension  et les résistances que suscitait la perspective du "Care". Des reproches de nature multiple sont donc adressés au "Care")

 

              1) Ceux de nature philosophico-morale :

 

- une erreur conceptuelle : la sollicitude présentée comme un penchant naturel et universel des femmes, alors que le "Care" ne serait qu'une option morale parmi d'autres.

 

- manque d'originalité : en références aux traditions philosophiques  plus anciennes le "Care"  n'apporte rien de nouveau ainsi en référence à "L'éthique des Vertus" d'Aristote, la sollicitude n'apparaît plus que comme une vertu parmi d'autres. Ainsi, le "Care"  (souci de justice, équité, autonomie) ne fait que "reformuler" les éthiques libérales déjà existantes (déontologie, utilitarisme anglo-saxon).

 

- pas de portée universelle et bien au contraire le "care" encourage "l'esprit de clocher" (par la proximité des bénéficiaires, des aidants  ....) voire le "communautarisme" et même le népotisme.  

 

                2) Les reproches d'ordre socio-politique : le "care" en insistant sur la division sexuée des tâches, du travail serait un piège pour les femmes en ne  faisant que renforcer la domination masculine.

 

N'énonçant ni principes ni règles collectives, le "care" se condamne à l'inefficacité, incapable de tirer des conséquences pratiques  de la théorie elle-même.

 

En résumé, de façon lapidaire et machiste, le "care" ne serait "qu'une affaire de bonnes femmes" ne présentant aucun intérêt politique  et constituant même un écran masquant les vrais problèmes ! Bref ! une pensée molle !

 

LES PERSPECTVES POLITIQUES * :

 

Les critiques ont voulu dénaturer la portée du concept notamment en l'opposant à la notion de solidarité et en adoptant une acception réductrice du "care". Or, le concept même a son efficacité.

 

       1) Le "care" un outil : -un outil, une aide pour élaborer un projet de société. Il constitue une espèce de surmoi efficace pour change de projet de société, pour promouvoir l'égalité réelle.

 

 - pour poser les fondements d'un nouvel Etat social à l'âge de la dé-démocratisation néolibérale ;

 

- pour élaborer une réaction au retrait systématique de tout Etat social.

 

      2) que propose le « care » ? – une autre rationalité politique et économique laquelle suppose le souci politique des vies ordinaires.

 

Les « jours gris » que nous traversons (réf. Jaurès) c’est-à-dire la crise nous oblige à retrouver le sens du collectif, l’objectif de la justice sociale, la re-démocratisation de la vie publique ;

 

- la résistance aux peurs qu’engendrent l’aggravation des inégalités, l’exploitation politique de ces peurs avec comme conséquence le « tout sécuritaire » ;

 

- au « tout sécuritaire » le Care  propose d’opposer la défense de la démocratie ce qui revient à recourir à des interdépendances solidaires ;

 

- l’exigence de l’égalité réelle : à la conception abstraite de la justice (réf. Kant) revenir à la conception du rôle de l’Etat dans ce domaine, à l’exigence d’une société décente.

 

Reconnaître que tout un chacun est un sujet de droit, a droit à une vie décente doit être défendu, ce qui implique une vision politique dans laquelle l’Etat tient toute sa place.

 

L’Etat, en effet, a pour mission une protection juste dans le but de mettre un terme à une société du mépris, à la fabrication d’identités réduites à  l’ethnicité (par ex. les « Roms »).

 

Evoquer l’égalité des voix comme le propose le » care » c’est le rappel d’une éthique de la responsabilité collective.

 

Le problème posé est « quelles institutions publiques pour quelle politique du Care ? »

 

Un peu rapidement certes, mais c’est démontrer comment « L’éthique du Care » a pu devenir un enjeu politique (notamment aux USA…).

 

M.-F. M.

 

___________________________________________________________________________

 

* Politiser le Care : perspectives sociologiques et philosophiques - Marie Garrau, Alice Le Goff- Ed. Le bord de l'eau collection diagnostics - 2012

 

Pour changetr de civilisation : Martine Aubry avec 50 Chercheurs et citoyens. Odile Jacob  Mars 2011  Article de Fabienne Brugère "Quelle société voulons-nous  ? Le bon usage du Care".

 

ÉTHIQUE DU CARE ET HUMANISME

         Il s’agirait de revenir à la valeur humaine dans un monde où tout devient marchandise, de prendre soin, de se soucier… D’être charitable semble-t-il !

Cette attitude est-elle de l’ordre du sentiment ? Ou bien de l’ordre des actes ? Si la doctrine est du domaine de l’action, alors quelles actions ?

Il s’agirait de « la compréhension des responsabilités partagées » et « des rapports humains ». Qu’est-ce à dire ?

Serait-ce « Une morale des sentiments » qui, en s’inspirant de l’attitude des femelles pour pratiquer la « calinothérapie », s’opposerait à une morale sexuée ?

L’éthique du care serait-elle subversive par rapport au néolibéralisme ? Ou au contraire n’en serait-elle pas le complémentaire anesthésiant ?

Car la pratique du care c’est quoi ? « Le respect de la vie humaine, le respect de la liberté, le respect de la justice. » « Un humanisme moderne » où chacun a le respect d’autrui. Pour créer une opinion publique, une conscience commune ! Ce que l’on peut comprendre comme un humanisme minimal, sans incidence sociale.

Marie-France M.

Related Articles