Le courage de vivre vrai

La vie philosophique, la vraie vie, le vivre vrai n'implique-t-il pas le courage du parler vrai ? Quelle est la caractéristique du discours de vérité que chacun est susceptible de se tenir sur soi-même ? Dans quelle mesure est-il légitime de tenir le rôle du provocateur qui dit la vérité aux autres ? Peut-on dire vrai en politique ? Dire le vrai, n'est-ce pas dire l'éthique ? À partir de quelles pratiques est-on capable de vivre la vérité[1] ?

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Dire la vérité sur soi-même est lié à la démarche du « Connais-toi, toi-même ! » conseillée par les philosophes depuis l'Antiquité. L'effort de se dire à soi-même la vérité sur soi peut se concrétiser par la tenue d'un journal, la pratique de l'examen de conscience, ou encore par le dialogue ou l'échange de lettres avec une personne amie... Bien avant que l'Église n'institue la confession et le directeur de conscience, il était connu que le dire-vrai sur soi-même fait appel à la présence de l'autre ; on pense désormais au psy, au pédagogue... Mais la qualité requise chez cet autre, ne suppose en réalité aucune compétence technique, seulement l'aptitude au franc-parler fraternel du véritable ami.

La pratique du franc-parler consiste à tout dire, à exposer sa pensée sans rien dissimuler, sans flatter ni dénigrer. Mais franchise et spontanéité peuvent être dévoyées en impudence cynique, et couvrir hypocritement la pratique qui consiste à dire ce qui vient à l'esprit sous l'effet de la passion ou de l'intérêt personnel. Le dire-vrai au contraire consiste à exprimer une pensée réfléchie dont on a la conviction qu'elle est la vérité, c'est-à-dire à donner son opinion personnelle avec sincérité, au risque d'affronter et de blesser l'autre, voire de susciter sa réaction violente ; c'est dire la vérité dans le risque de la violence et cela implique une forme de courage. Une sorte de pacte doit être établi à l'avance entre celui qui prend le risque de dire la vérité et celui qui accepte de l'entendre.

Le dire-vrai s'oppose à la rhétorique, qui est en principe l'art de dire des choses qui auront pour effet de produire chez l'autre des convictions. L'art de convaincre qu'est la rhétorique n'implique aucun lien entre celui qui parle et ce qu'il énonce. Le rhéteur n'est pas obligé de penser ce qu'il dit. Le lien contraignant établi par la rhétorique se situe entre la chose dite et celui à qui elle est adressée ; à l'opposé, avec le franc-parler, le lien est entre celui qui parle et ce qu'il dit. L'habileté à convaincre provoque l'oubli de soi, la simplicité du parler-vrai, au contraire, conduit à exposer la vérité de soi. Le franc-parler est une attitude, une manière d'être, qui s'apparente à la vertu.

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On peut définir quatre modalités traditionnelles du dire-vrai : la prophétie, la sagesse, l'enseignement et la provocation[2].

Le prophète est évidemment sincère, il dit vrai, mais il est en posture de médiation, il transmet la parole de la divinité, et s'il dévoile ce qui est caché aux hommes, il ne le dévoile pas sans être obscur, la prophétie demande à être interprétée. Le provocateur[3] au contraire parle en son propre nom, il lève le voile sur ce qui est, dessille les hommes dans leur aveuglement sur eux-mêmes, mais il ne parle pas de l'avenir, ne profère aucune énigme et dit les choses clairement, ne laissant rien à interpréter. Il faut noter tout de suite que la provocation peut être éthique ou bien cynique ; le cynique est un provocateur mais il est inconvenant et insolent, c'est une forme de provocation particulière.

Le sage parle en son nom propre, il est présent dans ce qu'il dit, puisque ce qu'il dit manifeste sa façon d'être sage, son savoir-être. Mais le sage n'a pas besoin de parler, rien ne l'oblige à enseigner sa sagesse ; par nature il est silencieux et vit retiré ; s'il parle c'est qu'il y est sollicité par des questions. Le sage dit ce qui est, mais de façon non personnalisée, sous la forme d'un principe général de conduite. Enfin, le sage, ne parle qu'à ses disciples et quand ils le lui demandent. Le provocateur, lui, assume la fonction d'aller interpeller les hommes, même au risque de sa vie ; il est comme Socrate l'insupportable interrogateur, qui intervenait dans la singularité des individus, des situations et des conjonctures.

Celui qui enseigne, le maître, possède un savoir-faire, une technique qu'il ne formule que pour la transmettre à ses élèves. Dans le dire-vrai de sa leçon, l'enseignant ne prend aucun risque, il n'est pas personnellement engagé par ce qu'il enseigne à ceux qui sont venus vers lui pour apprendre. Le provocateur au contraire, assume l'obligation de parler alors qu'on ne lui a rien demandé et il prend un risque avec celui auquel il s'adresse. Il est vrai que la vérité, quand elle est reçue peut unir et réconcilier, mais ce n'est qu'après avoir ouvert la possibilité du déchirement et de la haine.

Le dire-vrai du provocateur n'est pas celui du prophète, ni du sage, ni du professeur ; le provocateur ne dit ni le destin, ni le savoir être, ni le savoir-faire ; il dit l'éthique.

La prophétie, la sagesse, l'enseignement, la provocation, ces quatre fonctions sont des modes du dire-vrai, mais ce ne sont pas fondamentalement des personnages. Socrate, par exemple, a composé les quatre éléments dans son personnage. C'est pour honorer le dieu de Delphes posant le principe du « Connais-toi toi-même », qu'il a commencé sa mission en quelque sorte prophétique. Il a montré un comportement de sage, silence et maîtrise de soi, quand soldat il faisait la guerre. D'ailleurs, il ne parlait pas directement, il se contentait d'interroger ; mais provocateur, il posait les questions qui dérangent et il interrogeait tout le monde. Il était enseignant aussi, son problème était comment enseigner la vertu.

L'histoire a montré diverses associations de ces modes du dire-vrai. Dans l'antiquité gréco-romaine la sagesse et la provocation ont eu tendance à se rejoindre dans des personnages de philosophes disant la vérité des choses et leurs vérités aux hommes. Le Moyen Âge chrétien a regroupé d'un côté la modalité prophétique avec la provocation dans la parole des prédicateurs, et par ailleurs la sagesse et l'enseignement dans l'Université. À l'époque moderne, le discours révolutionnaire a repris la fonction prophétique et joue un rôle provocateur dans la critique de la société existante. Enfin, la philosophie et la science se partagent le dire-vrai sur l'être des choses et sur les savoir faire.

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En politique, le dire-vrai provocateur traduit le droit de prendre publiquement la parole, de dire son mot dans les affaires de la cité pour introduire de l'éthique dans la politique ; c'est un droit du citoyen. Mais le dire-vrai en politique est souvent considéré comme une provocation dangereuse, et non comme le droit d'exercer un pouvoir de citoyen. Cette méfiance à l'égard de la provocation éthique, se transforme souvent en critique de la liberté de parole démocratique, et finalement en critique de la démocratie.

Sous les régimes non démocratiques, la politique est le domaine dans lequel le dire-vrai, le droit de dire son opinion et le courage de s'opposer, sont impossibles car trop dangereux. La justification alléguée, prétend que la liberté de parole démocratique n'est que la latitude laissée à chacun de dire sa volonté particulière, selon ses intérêts et ses passions ; qu'il est alors impossible de démêler le discours vrai du discours faux ; enfin que le discours dominant n'est pas forcément celui des plus capables, parce que parmi les orateurs qui s'affrontent, essayant de séduire le peuple, ce sont ceux qui disent ce que le peuple désire, les démagogues, qui l'emportent ; et celui qui tiendrait le discours vrai en s'opposant à la volonté de tous, s'exposerait à la vengeance ou à la punition.

Cependant depuis toujours, malgré le danger, certains philosophes provocateurs ont néanmoins pris ce risque.

La critique de la démocratie prend aussi argument de ce que ce sont les plus nombreux qui influencent les décisions, et que les meilleurs étant minoritaires ils ne sont pas écoutés. Cela se fonde sur l'idée que la cité se scinderait naturellement entre la majorité des mauvais et la minorité des meilleurs, et dans ces conditions le dire-vrai restant une exclusivité des meilleurs, ne pourrait être entendu. Cependant, une autre façon de voir, considère que la société est partagée entre les puissants, peu nombreux, et la masse du peuple, et que ni les uns ni les autres n'ont l'exclusivité du dire-vrai...

Par opposition avec la démocratie, qui serait le lieu où l'exercice du parler-vrai serait le plus difficile, certains comme Platon ont vu un lieu privilégié du dire-vrai dans la relation entre le prince et son conseiller. Mais le pouvoir personnel présente le danger de déboucher sur la tyrannie et le tyran n'accepte pas le parler-vrai. D'ailleurs, quand bien même il voudrait entendre la vérité, personne n'oserait la lui dire. C'est pourquoi il envoie des espions afin de savoir ce qui se passe ; mais les citoyens sachant qu'ils sont espionnés, cachent ce qu'ils pensent. Le tyran est courtisé par des flatteurs ; tout comme les démagogues en démocratie se font les courtisans du peuple souverain. On peut imaginer qu'un souverain éduqué à l'éthique puisse se montrer accessible au discours de vérité, et devienne sensible au dire-vrai d'un philosophe-conseiller. Platon a tenté l'entreprise auprès de Denys le Jeune, en Sicile ; ce fut un échec complet. Il ne faut pas négliger ici un fait aisément observable : le pouvoir est corrupteur, et ce d'autant plus qu'il est exercé sans contrôle. Platon conservait néanmoins et à juste titre, l'idée qu'il faut donner à ceux qui doivent gouverner une éducation philosophique ; même si l'enseignement concerne alors moins le salut de la cité que l'éthique de l'individu. La façon dont le souverain quel qu'il soit gouvernera, dépendra de son éthique, car sa conscience sera alors accessible au dire-vrai. On voit la conséquence qu'il faut en tirer lorsque le souverain est le peuple : il faut en démocratie que le peuple soit éduqué. La critique a ainsi détourné l'exercice de la parole de vérité provocatrice, de la scène politique publique vers le jeu des relations interpersonnelles et surtout vers l'éducation.

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Quelle est la place de la pratique du dire-vrai dans le champ de l'éthique ? Le dire-vrai s'articule autour de trois pôles : la relation de la parole à la vérité par la logique, sa relation à la politique dans l'analyse politique, et enfin son rapport à l'éthique pour une conduite morale. En la replaçant dans le cadre des quatre grandes formes du dire-vrai : prophétie, sagesse, enseignement, provocation, on peut relier entre eux chacun de ces trois pôles : raisonnement logique, analyse politique et conduite morale. On constate alors à la fois l'impossibilité dans la réalité d'identifier la vérité avec le pouvoir et la morale, et en même temps leur nécessaire relation : l'incapacité où l'on est de penser la vérité, le pouvoir et la morale sans une relation essentielle de chacun avec les deux autres.

Socrate, en pratiquant l'épreuve de l'interrogation ironique, a eu le courage de risquer sa vie pour dire et faire dire la vérité. Le dire-vrai sur les sujets politiques dérange en effet les institutions, qu'elles soient démocratiques, tyranniques ou oligarchiques. C'est ce qu'illustre le procès de Socrate et c'est pourquoi en face du dire-vrai politique s'instaure le dire-vrai de la philosophie ; ce que Socrate a beaucoup pratiqué et qui lui a permis longtemps de parler sans risquer la mort.

Quand on a proposé à Socrate de s'évader, en lui disant qu'accepter de mourir en abandonnant les siens, serait aux yeux de l'opinion publique un déshonneur. Il a répondu en demandant s'il faut vraiment tenir compte de l'opinion publique ? Il démontra qu'il ne fallait tenir compte que de cela seul qui permet de décider de ce qui est juste ou injuste : la vérité. C'est en suivant la vérité, disait-il, que l'on évitera la détérioration de l'âme ou la maladie de la conscience ; et ce qui permettra de la guérir, cette maladie produite par l'opinion fausse, c'est le logos raisonnable. Cette idée, de la vérité du discours de la raison guérissant des opinions fausses, fonde la philosophie comme une forme de véridiction. Elle est à l'origine du discours philosophique qui a construit la rationalité occidentale.

L'usage du franc-parler implique le courage de dire la vérité. Mais il faut d'abord se l'appliquer à soi-même, pour se soucier de soi. D'abord, prendre connaissance de soi ! Et en second lieu seulement on peut proposer aux interlocuteurs d'en rendre compte pour eux-mêmes, ce qui devrait les conduire à se soucier d'eux-mêmes.

Dans l'Alcibiade, Socrate enseigne qu'il faut s'occuper de l'âme, que l'âme doit se contempler elle-même afin de reconnaître en elle l'élément divin qui lui permet, précisément, de voir la vérité. Dans le Lachès, ce dont on doit s'occuper ce n'est pas l'âme, c'est la vie, c'est-à-dire la manière de vivre. On a là, les deux grandes lignes de la pratique de la philosophie : celle qui conduit à la métaphysique et à s'occuper de l'âme, et d'autre part la philosophie qui s'occupe de l'existence et propose une certaine forme de vie ; ici la vie apparaît comme l'objet du souci de soi, plus que l'âme.

On voit là le point d'enracinement des deux développements de la philosophie occidentale, les deux démarches de vérité : la première va à la métaphysique, l'autre aux formes de l'existence. Dans ce dernier cas, l'exigence du dire-vrai se noue dans le souci de soi avec le principe de la beauté de l'existence. Vraie vie et esthétique de l'existence sont liées, alors qu'il n'y a pas de rapport nécessaire entre métaphysique et style d'existence. Le style de vie ne saurait jamais être une métaphysique de l'âme.

Dans les deux cas, la question du dire-vrai apparaît comme essentielle dans l'éducation à donner aux enfants. Et elle pose la question du maître. Quel maître ? Ce maître, à l'écoute duquel tout le monde doit être attentif, c'est bien entendu le logos : le discours de la raison qui va donner accès à la vérité. Le vrai maître c'est le logos, Socrate n'est que celui qui guide les autres sur le chemin du logos.

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La vraie vie, la vie philosophique, implique le courage de parler vrai. Ainsi, le philosophe cynique de l'Antiquité donnait l'exemple d'un style d'existence très caractérisé, articulé sur le principe du dire-vrai. Mais le Cynique c'était d'abord l'homme portant besace et bâton, vêtu seulement d'un manteau et de sandales, hirsute et sale, mendiant pour vivre. Il y a eu des liens entre le mode de vie cynique et certaines formes de vie chrétienne, mais le courant très dominant dans le cynisme était l'impiété, ou au moins l'incrédulité et le scepticisme à l'égard des dieux.

Comme Socrate, Diogène le Cynique avait demandé conseil au dieu de Delphes, et Apollon lui avait conseillé de changer la valeur... de la monnaie. La monnaie c'est la convention par excellence ; il s'agissait donc, hors de toute convention, de restituer aux choses leur vraie valeur, de faire apparaître une vie vraie, exempte de ce qui est traditionnellement et par convention, considéré comme devant être la vie.

Le cynisme philosophique se manifeste en paroles, mais surtout en actes. Cette philosophie est universelle et naturelle, elle ne demande aucune étude, elle est désir de vertu et aversion pour le vice et l'hypocrisie ; il s'agit de la pratique de vertus élémentaires que tout le monde peut connaître ; c'est l'universel et le banal de la philosophie à la recherche du bonheur. Mais à la recherche du vrai bonheur il y a aussi deux voies possibles : une voie longue qui mène à la vertu par le logos, la voie du discours de la raison ; et une voie courte mais dure et sans discours, la voie de l'exercice. C'est cette dernière qui est la voie des cyniques ; son enseignement, pour ne pas être théorique s'appuie sur des figures exemplaires à imiter, permettant la transmission de schémas de conduite, de modèles d'attitudes et de comportements[4]. Dans toutes les philosophies grecques il y avait ainsi la combinaison d'une tradition doctrinale, avec une tradition d'existence remémorant des éléments et des épisodes de la vie de personnages mythiques, dont on s'efforçait d'imiter le comportement[5]. Chez les cyniques, la tradition d'existence l'emportait nettement et on voyait là apparaître la figure d'un héros philosophique différent du sage.

Pour le sage, la vie non dissimulée c'est une vie qui sait qu'elle se déroule tout entière sous un certain regard intérieur, qui est celui de la divinité qui habite en nous, dès lors que la raison en l'âme est un principe divin : Dieu est à l'intérieur, et notre génie y est aussi !

La qualification de vraie, quand il s'agit de la vie, peut être justifiée par quatre critères. Peut être dit vrai, ce qui est non dissimulé, sincère et qui ne trompe pas. Mais aussi ce qui n'a subi aucun mélange avec un élément étranger altérant sa nature. Dans un troisième sens, est vrai ce qui est droit, conforme à la rectitude, à ce qu'il faut. Enfin, est vrai ce qui existe et se maintient dans son identité, immuable, incorruptible. Quatre valeurs essentielles caractérisent ainsi la vérité de la vie : non dissimulation, non mélange, non détours et non corruption. Cette notion de vérité par ces quatre critères s'applique d'ailleurs aussi à la raison, pour définir le parler-vrai. C'est également une façon de définir l'amour véritable, qui ne dissimule pas, où ne se mélangent pas le plaisir sensuel et l'amitié des âmes, amour droit qui ne ruse pas et incorruptible qui ne s'érode pas. Cette notion d'amour véritable est présente dans la spiritualité chrétienne comme dans l'éthique grecque.

La vie de vérité assure liberté et non dépendance ; elle procure le bonheur, entendu comme maîtrise de soi sur soi et jouissance de soi par soi ; c'est la vie bienheureuse, la vie royale.

Il faut noter qu'au départ, l'Occident a considéré la philosophie comme indissociable d'une existence philosophique. Depuis la fin de l'Antiquité cependant, le thème de la vraie vie et sa pratique ont été confisqués par la religion ; la question de la vraie vie s'est effacée de la réflexion et de la pratique philosophiques, sauf chez quelques exceptions comme Montaigne, Spinoza et certains philosophes des Lumières. Une vie philosophique moderne pourrait consister dans un discours indexé au modèle scientifique, de telle façon que la vérité de la vie ne pourrait se valider que par le raisonnement scientifique. Il reste que la philosophie devrait être une préparation à la vie, impliquant que l'on s'occupe avant tout de soi-même, en partant d'une étude de ce qui est réellement utile dans et pour l'existence ; enfin il faudrait rendre sa vie conforme aux préceptes que l'on formule. Ces principes de sagesse, on les trouve chez Socrate, chez les stoïciens et chez les épicuriens ; les cyniques ont ajouté au « connais-toi toi-même » ce principe obscur : « réévalue la monnaie » s'appliquant aux conventions sociales. Cette philosophie, avec ces deux principes inspirés de l'Apollon pythien, remonterait en fait au tout début de l'humanité. C'est en se connaissant soi-même que l'on peut réévaluer les conventions. Celui qui se connaît, sachant exactement ce qu'il est et ce qu'est sa raison, substituera à la fausse valeur de l'opinion, la vraie valeur de la connaissance.

Il y avait dans l'Antiquité deux façons de concevoir la vie philosophique du sage. Dans la première il s'agissait de dégager l'âme de tout ce qui est matériel et corporel ; dans l'autre, de libérer la vie de tout ce qui peut la rendre dépendante d'éléments extérieurs. Avec le temps, la vie philosophique a été oubliée ; la philosophie est devenue un métier de professeur.

Chez le sage stoïcien la vraie vie philosophique c'est la vie souveraine, la vie maîtresse d'elle-même, une vie qui tend à établir avec soi-même un rapport de l'ordre de la jouissance. Il s'agit d'avoir possession de soi-même, d'être son propre droit, de ne relever d'aucun droit étranger, de se plaire à soi-même et de chercher en soi-même toute sa joie. Le sage menant la vie souveraine, sera utile par l'exemple et par les textes qu'il écrit ; ce n'est que l'autre face du rapport à soi : exercer sur soi la maîtrise parfaite, c'est aussi en témoigner aux yeux des autres. Ce thème de la vie souveraine fut dramatisé sous la forme d'une affirmation arrogante de royauté. Le philosophe est capable d'établir par rapport à lui-même un pouvoir du même ordre que le pouvoir d'un monarque : il s'agit de la souveraineté de soi sur soi.

La vie souveraine pour le stoïcien n'est qu'une vie tranquille pour soi et bénéfique pour les autres. Le philosophe cynique dramatise ce thème de la vie souveraine en vie militante, en vie de combat et de lutte, contre soi et contre les autres, et c'est une militance en milieu ouvert. Chez le Stoïcien, la militance philosophique consiste aussi à gagner par le prosélytisme des adhérents à la cause, mais seulement un petit nombre de privilégiés formant secte. Il s'agit d'une pratique militante de la vie philosophique, avec le courage de faire valoir dans sa vie et à l'égard des autres, la vérité du stoïcisme. Chaque homme vivant dans une cité a des charges et des obligations, auxquelles il serait condamnable de se dérober. La sagesse impose le choix d'exercer ces fonctions, mais d'une certaine façon. Le sage ne croit pas du tout que pour pratiquer la vie de philosophe il soit nécessaire d'avoir reçu une mission de Dieu ; sa façon philosophique de vivre est pour lui l'effet d'un choix de sa volonté. Mais il ne peut se reconnaître comme chargé de cette mission philosophique, qu'à la condition de s'être éprouvé lui-même ; c'est là le rôle du « connais-toi toi-même » : prendre un miroir pour reconnaître ce que l'on est, et de quoi l'on est capable, afin de comprendre que de ses échecs l'on ne doit accuser ni dieu ni homme, qu'il faut s'efforcer de supprimer ses désirs et ne chercher à éviter que ce qui dépend de soi, n'avoir ni colère, ni envie, ni pitié, enfin ne rien cacher et vivre une vie non dissimulée en se conduisant selon les règles de la pudeur. Celui qui mène la vie philosophique stoïcienne est un sage. Le deuxième niveau c'est de savoir s'il est capable de mener une vie de dépouillement et de pauvreté, une vie indépendante. Et le troisième niveau est celui de la vie diacritique, de provocateur éthique capable de montrer aux hommes qu'ils sont dans l'erreur. Cette mission de guerre philosophique, outre la dureté à l'égard de soi-même, comporte l'acceptation des violences et des injustices venant des autres. Plus ! La maîtrise du sage doit lui permettre, par un retournement à partir de l'insulte, d'établir un rapport d'affection avec ceux-là même qui lui font mal, et à travers eux avec le genre humain tout entier.

La vie du provocateur éthique assumant ainsi la pratique du dire-vrai, peut être considérée comme la vie royale par excellence, mais elle est en réalité une triple dérision par rapport à la souveraineté politique, dont elle inverse les marques : la solitude et non la cour, le dépouillement et non la richesse ostentatoire, l'ascétisme et non la jouissance et les plaisirs. Toutefois il rejette la misère et l'indignité ; incorruptible il vit dans le dépouillement, mais aussi dans la propreté et le respect de soi ; il s'oblige seulement à l'application stricte des principes de l'éthique. Il doit convaincre les profanes que l'on peut être honnête et bon, et prouver que la vie simple ne détériore pas le corps. Le corps est pour lui manifestation de la vérité, car l'état du corps témoigne de la vérité du travail de soi sur soi, de la connaissance de soi, de l'estimation correcte de ses propres capacités, pour éviter les situations dans lesquelles l'être serait vaincu, abîmé, détruit. Rapport de vérité avec soi-même, mais aussi rapport de vérité avec les autres. Le provocateur éthique ne s'occupe pas des affaires des autres, mais il s'occupe de ce qui, chez les autres, relève du genre humain en général. Il a le courage de parler en toute liberté à ses frères, pour leur montrer qu'ils sont dans l'erreur au sujet de la vérité du bien et du mal, qu'ils cherchent la paix et le bonheur là où ils ne sont pas, qu'il ne peut y avoir de vraie vie que dans une vie détachée des conventions, que la véritable existence est celle qui est fidèle à la vérité. Il doit convaincre que c'est un monde tout autre qui doit émerger, une cité de sages prenant l'éthique comme mode de vie, chacun cherchant en soi-même le principe de la vraie vie. Son ambition est utopique ; mais il s'attache à l'essentiel avec la volonté de toujours se référer à sa raison et le courage d'écouter sa conscience.

 


[1] Cette réflexion a été inspirée par la lecture de l'ouvrage « LE COURAGE DE LA VÉRITÉ, Le gouvernement de soi et des autres II » Cours au Collège de France de Michel Foucault, 1984.

[2] Dans le sens d'inciter, de pousser quelqu'un à reconnaître la vérité par une sorte de défi ou d'appel.

[3] Foucault emploie le terme grec parrêsiaste, sans proposer de traduction.

[4] La figure exemplaire était Héraclès pour les cyniques de l'Antiquité.

[5] On peut penser qu'une figure comme celle d'Hiram joue le même rôle d'exemple pour les francs-maçons.

 

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