L'égalité républicaine

 Quel est le sens du mot « égalité » qui est au centre de la devise de la République ?

Dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, nous lisons : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Il faut noter au passage que les trois valeurs de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » de la République, figurent dans cet article premier. Et nous remarquerons en ce qui concerne l’égalité, qu’il s’agit de l’égalité en dignité et en droits. Car, comme chacun peut le constater, les êtres humains ne sont égaux ni par la nature, ni par leur situation socio-économique à la naissance.

Dans son ouvrage intitulé « La Société des égaux » publié en 2011, Pierre Rosanvallon faisait remarquer que divers mécanismes de séparatisme et de ghettoïsation, sont aujourd’hui partout à l’œuvre accompagnant la dénationalisation, créant ainsi une crise de l’égalité.

Et il écrivait au sujet des idées fondatrices : « Le projet de l’égalité-relation s’était en conséquence décliné sous les espèces d’un monde de semblables, d’une société d’individus autonomes, et d’une communauté de citoyens. […] L’idée socialiste, au XXIe siècle, se jouera autour de cet approfondissement sociétal, de l’idéal démocratique[1]. »

            Pour analyser le problème de l’égalité républicaine, il faut donc faire la différence entre trois façons de concevoir l’égalité : d’abord l’égalité-équivalence, fondée sur la considération de l’autre comme mon semblable, de même valeur en tant qu’humain, les différences n’entachant pas la relation de similarité humaine ; ensuite l’égalité d’autonomie, définie par l’absence de sujétion d’un humain à un autre humain ; ces deux formes d’égalité étant constitutives de la dignité humaine ; et enfin l’égalité en droits dans la participation à la vie de la société, liée à la citoyenneté et à l’activité civique.

La volonté d’établir l’égalité, en 1789, accompagnait le rejet viscéral du privilégié. Il en est découlé la définition de la démocratie comme une société de semblables et une société dans laquelle nul n’est soumis à la volonté d’autrui, les individus étant égaux en liberté, chacun autonome et sujet responsable de lui-même, et enfin une société où « La citoyenneté est la troisième modalité d’expression d’une société d’égaux »,  s’agissant de l’égalité des droits de tout citoyen, au regard de la gestion de la chose publique.

Mais il reste un point qui pose problème, c’est l’inégalité des situations socio-économiques.

            Le principe d’égalité des conditions, credo des révolutionnaires, n’impliquait nullement l’égalité des situations, et l’autonomie n’excluait pas l’engagement par contrat. Par la suite, on a considéré qu’il fallait admettre la coexistence de propriétés publiques, favorisant l’esprit d’égalité, avec la propriété et l’industrie personnelles, facteurs d’inégalités socio-économiques, mais aussi d’enrichissement de la société ; on voulait ainsi réaliser la convergence, entre l’esprit public et l’industrie personnelle.

Par ailleurs, l’idée communiste devait servir à préciser et radicaliser l’égalitarisme des situations ; cela dans un monde d’économie communautarisée, débarrassée de la concurrence. Ce communisme était complètement utopique, car il reposait sur une anthropologie de l’indistinction ; en refusant de reconnaître à l’individu le droit de se distinguer par ses valeurs personnelles, il affichait une méconnaissance et une négation de la réalité humaine.

            À défaut de réaliser l’égalité absolue des situations par le communisme, une égalité relative, disons une diminution de l’ampleur des inégalités de biens, pouvait être tentée par la redistribution. Le réformisme social redistributeur, exprimant la solidarité au sein d’une même société, apparaissait ainsi à la fin du 19ème siècle comme une alternative au conservatisme social, sans tomber dans l’utopie communiste. On assistait alors à la consolidation de l’État social-redistributeur, qui prenait sa forme la plus accomplie en France, après la 2ème Guerre Mondiale, avec le Programme du Conseil National de la Résistance[i].

            L’État-providence se veut le vecteur d’une justice correctrice, compensatrice des handicaps liés à la naissance ou dus aux accidents de la vie. L’âge de la justice distributive « redistributrice » est-il révolu ? À l’aube du 21ème siècle, un dirigeant du patronat français pouvait tenir ces propos : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance[2]. » Avec l’effondrement du communisme et la disparition du projet révolutionnaire, le réformisme de la peur était alors privé de ses ressorts. L’avènement d’un nouveau capitalisme triomphant, allait entraîner la crise des institutions de solidarité. À une justice distributive[3] de « tendance » solidariste, par la redistribution, se substituait de plus en plus l’idée d’une justice distributive méritocratique, liée exclusivement aux qualités et mérites de l’individu. La désolidarisation était en route. Les assurances privées, souscrites à titre personnel, devraient désormais prendre le pas sur les assurances sociales gérées par l’autorité publique.

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            Progressivement, une mutation se dessinait vers une culture de la singularité. Le travail lui-même singularisait plus qu’auparavant. L’ouvrier force de travail sans qualification, apprenant le métier « sur le tas », disparaissait, cédant la place à l’ouvrier valorisé par ses qualifications, issues de sa formation.

L’employé est désormais censé être compétant, en mesure de prendre des initiatives, des responsabilités, de réagir à l’imprévu pour répondre au besoin du moment. L’individu facteur de production, est recherché sur le marché du travail pour ses compétences. Et dans l’emploi, il est attendu pour sa productivité, évaluée et sanctionnée en permanence. Ce qui fait peser sur lui, avec la précarisation de l’emploi, une pression psychologique contraignante. La singularisation du travail, la société de l’argent-roi et la marche vers une privatisation mondialisée tendant à enlever au pouvoir politique toute autorité en matière économique, ces évolutions poussent désormais à la rupture des solidarités. Les inégalités de situations économiques s’accroissent. Et l’idée d’État social-redistributeur est de plus en plus dévalorisée.

            En même temps l’idée d’une société de semblables est elle aussi, dévalorisée. Dans la société contemporaine, le principe de similarité, consistant à voir en tout être humain son semblable, indépendamment de toutes ses différences, est de plus en plus rejeté. La priorité donnée au droit des personnes et au respect des différences, fait oublier la solidarité fondamentale par la condition humaine. Nous passons d’un individualisme d’universalité, celui de l’humanisme, à un individualisme de singularité, postmoderne. L’individualisme d’universalité est le fondement d’une société des égaux : toutes les personnalités sont singulières, mais humainement équivalentes ; l’universalité par la condition humaine domine et atténue les particularismes, justificateurs d’inégalités de droits et de considération.

Depuis toujours, des oppositions se sont manifestées entre l’individualisme égalitaire d’universalité et l’individualisme de distinction. L’individualisme de distinction est cette dimension psychologique de l’individualisme, par laquelle j’ai le sentiment que ma particularité me distingue du commun, et peut me conférer une valeur supérieure ! L’individualisme de distinction, fut d’abord lié à la noblesse de naissance, mais il a toujours caractérisé aussi l’artiste, dont la reconnaissance vient de son originalité.

            L’individualisme de singularité contemporain, consiste désormais dans la généralisation de l’individualisme de distinction, avec des retours de sentiment aristocratique. On est passé d’individus se reconnaissant de même valeur malgré leurs différences, à des individus revendiquant leur différence : sociale, ethnique, religieuse, culturelle, de genre… censée leur donner un plus de valeur. Chacun se veut fier de sa différence. Il en émane le désir d’accéder à une existence pleinement personnelle.

Dans notre société occidentale, l’individu était autrefois identifié à un groupe social, caractérisé par sa situation socio-économique. Si la distinction par le niveau social et les signes extérieurs de « hauteur », reste un facteur de division de la société, désormais l’individu nécessairement singulier, veut être identifié à son histoire personnelle, liée en priorité à ses racines, ethnico-culturelles surtout, mais aussi religieuses, généalogiques, etc… La société citoyenne était auparavant surtout menacée de division par les solidarités de classe, qui se développaient entre citoyens de même situation socio-économique. Elle tend maintenant à se fractionner également sous l’effet des solidarités communautaires, produites en premier lieu par le regroupement d’individus de même appartenance ethnico-culturelle, et par des communautés créées autour de singularités diverses, religieuses, sexuelles, ou autres.

            La revendication d’égalité, dans ce cas, est celle d’être reconnu dans sa fierté, de ne pas être regardé comme un quelconque, et surtout de ne pas être assigné à une catégorie qui exclue, ou simplement infériorise. L’individu veut être regardé par autrui dans sa particularité, mais aussi être accepté et considéré. Or, la démocratie républicaine peut parfaitement répondre à ce vœu. Car la démocratie républicaine est en principe fondée sur l’égalité d’individus-citoyens, qui doivent être considérés pour leur personnalité et leur particularité ; mais à qui, en même temps, elle fait obligation de se reconnaître pour semblables dans la généralité de l’humanité, et d’accepter en tant que citoyens, de n’avoir que les mêmes droits que tout le monde, ceux que donne la citoyenneté. En conséquence, il faut aujourd’hui concilier l’individualisme d’universalité, avec la prise en considération des singularités.

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            S’agissant d’égalité, Sieyès parlait d’égalité d’espérance[4]. On parle aujourd’hui d’égalité des chances. Il s’agit de mobilité sociale, de l’espérance d’accéder à une meilleure situation socio-économique que celle de sa naissance et de la probabilité d’y parvenir. On en est donc arrivé à une conception restreinte de l’égalité socio-économique, sous la forme de l’égalité des chances. Mais au 20ème siècle, on a vu se développer le mandarinat dans les universités, l’esprit de corps dans les grandes écoles, et la légitimation méritocratique des inégalités de situation sous couvert d’élitisme républicain ; autant de freins à la mobilité sociale.

            L’idée d’égalité des chances est aujourd’hui sous sa forme néolibérale et économique, l’idée dominante. Elle reconnaît à chacun le droit de parvenir à la fortune. Mais elle est appliquée d’une façon qui consacre et pérennise l’inégalité sociale d’origine. Elle justifie les inégalités de condition à la naissance, considérées comme légitimes, y-compris par l’héritage. Elle disqualifie la justice redistributrice et justifie l’enrichissement sans limites, pour peu qu’il soit fondé sur la réussite, oubliant même la solidarité de citoyenneté par l’impôt, dont la légitimité fait débat. Or les inégalités, même justifiées, nuisent à la cohésion de la société si elles sont excessives. Pour réduire les trop grandes inégalités de mode de vie, il faudrait donc aussi donner une réponse à la critique de l’État redistributeur, accusé de favoriser les comportements de passivité et d’assistance. L’égalité est une notion économique  et culturelle autant que politique ; et elle concerne l’accès à un patrimoine commun, la chose publique, autant que le droit à un patrimoine privé. Comment en république, dans le cadre de l’égalité citoyenne, réaliser l’égalité des chances de parvenir à une situation sociale justifiée par le mérite ?

            Le hasard et le mérite sont deux manières de lier le principe d’égalité à la réalité des différences de situation sociale. Les conditions de la naissance, le milieu familial et social … ce sont là des facteurs de singularités liées au hasard. Par opposition, la réussite par les œuvres est génératrice de situations personnelles, construites par le mérite. Dans la production d’une situation sociale, le mérite s’oppose ainsi au hasard. Cette considération devrait structurer le jugement démocratique, pour concilier le principe philosophique de l’égalité des citoyens, avec le fait social des inégalités, liées soit au hasard de la naissance, soit au mérite. Comment faire en sorte que la situation d’un individu ne dépende que de ses aptitudes naturelles et de son travail ? Faut-il favoriser la concurrence généralisée, sans tenir compte des avantages de situation au départ ? Ou bien doit-on rechercher l’égalisation des chances au départ, en compensant les handicaps de situation à la naissance, afin de garantir la réussite par le talent ?

            L’idée d’égalité des chances, considérée comme inséparable d’un individualisme démocratique, a été utilisée pour disqualifier la redistribution des richesses et la diaboliser par le terme d’égalitarisme. L’égalité légale des chances, comprise comme : « tout le monde a le droit d’entreprendre et de réussir », ne prend pas en compte les inégalités socioculturelles de fait. Or le projet républicain fondant depuis l’origine l’école publique, était de classer objectivement les individus sur la seule base de leurs aptitudes personnelles et de leur travail. Ce qui entraînait d’envisager des actions compensatrices, pour corriger les inégalités au départ, créées par les handicaps socio-culturels de naissance. L’éducation donnée par l’école pouvait notamment prendre pour objectif, de compenser l’éventuel défaut d’éducation par le milieu familial. C’était l’égalité institutionnelle des chances.

Quand les révolutionnaires, pour réaliser l’idéal méritocratique, voulaient soustraire de cinq à douze ans les enfants au milieu familial, ils reconnaissaient que la situation de famille était un obstacle à l’égalité des chances.

            Bien sûr, il ne serait pas raisonnable d’imaginer un système qui détacherait l’enfant de sa famille, sous prétexte de mettre fin à l’avantage que certains peuvent en tirer. Mais il serait tout à fait souhaitable que la République s’organise, pour mettre en place des mesures permettant d’atténuer les handicaps, résultant d’une mauvaise situation sociale à la naissance. Le système éducatif devrait avoir pour objectif, de préparer les individus à l’égalité citoyenne. Pour cela, l’école républicaine devrait permettre de donner à tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale, une éducation leur permettant d’accéder à la position sociale méritée par leur travail, dans la voie choisie en fonction de leurs goûts et de leurs aptitudes. Ceci exigerait une école laïque, gratuite et obligatoire, la même pour tous, s’attachant à orienter les enfants en fonction de leurs goûts et de leurs aptitudes, puis à les sélectionner en fonction des résultats de leur travail. L’ensemble du système éducatif, y compris l’université et les grandes écoles, devrait être organisé avec des bourses et des logements d’étudiants, de façon à permettre aux individus les plus doués, l’accès aux plus hautes études sans considération de leur origine sociale.

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            Pour réaliser l’égalité républicaine, il s’agit donc dans un monde de semblables, d’organiser une société d’individus autonomes et une communauté de citoyens, et pour cela de rendre au gouvernement des êtres humains, la priorité sur l’administration des choses. En république, l’idée d’égalité doit être conçue comme une relation à construire entre citoyens.

Aujourd’hui, les individus veulent être considérés pour leur particularité, mais ils doivent en même temps, se reconnaître pour semblables en humanité. Il faut concilier le principe philosophique de l’égalité de tous en dignité, avec la réalité de fait des inégalités de position sociale et de conditions de vie. L’ordre républicain est l’organisation délibérée d’une vie commune entre gens différents. Pour cette raison, la paix de la société exige d’éviter que les inégalités de conditions de vie n’atteignent un degré, au-delà duquel les divisions sociales produisent de l’adversité, de l’hostilité, de la violence.

Une société d’égaux en dignité et en droits, ne peut se construire qu’à partir des principes de similarité, d’indépendance et de citoyenneté. Pour la similarité il s’agit aujourd’hui de la conjuguer avec la singularité, de s’admettre semblables en humanité, en se sachant tous différents de personnalité. L’interaction entre des individus indépendants, exige l’application d’un principe de réciprocité, une réciprocité du regard et de la considération, fondée sur la commune dignité humaine. Enfin la citoyenneté, outre la souveraineté politique, doit comporter le partage en commun d’un certain nombre de choses, donnant le sentiment d’appartenir à la même entité politique et permettant de faire société ensemble.

            Les trois poisons de l’égalité sont : la reproduction sociale, la démesure des écarts de niveau de vie, et les séparatismes idéologiques fondés sur l’identitaire, l’ethnique, le religieux, le culturel… Pour chacun de ces toxiques il est une limite à trouver, afin de préserver l’harmonie de la société. La reproduction sociale peut être limitée par la fiscalité de l’héritage, mais surtout en approchant par l’éducation l’égalité des chances au départ. La démesure dans l’inégalité économique, doit être limitée par la fiscalité et la redistribution. Toutefois, si les séparatismes socio-économiques peuvent être en partie contrés par des mesures fiscales, ils sont aussi du ressort de mesures portant sur l’éducation, l’urbanisme, l’organisation de l’espace public et de services publics, ainsi que par l’animation de la vie commune et citoyenne.

Quant aux séparatismes idéologiques identitaires, liés au religieux, à l’ethnique et au culturel, ils ne peuvent être réduits que par l’éducation de tous à une même culture humaniste et laïque, inculquant le civisme. Or la culture et le civisme ne peuvent se développer en commun, que dans ce que nous conviendrons d’appeler une nation citoyenne, c'est-à-dire dans une société constituée de tous les individus, quelles que soient leurs diversités, vivant dans une certaine aire géographique délimitée par ses frontières, administrée sous les mêmes lois par une même autorité politique, et où tous les enfants reçoivent la même instruction dans une langue commune et la même éducation à des valeurs laïques.

            La revitalisation de la démocratie autour de la notion de citoyenneté républicaine est nécessaire, pour relever l’esprit participatif, renouer le sentiment de solidarité et renforcer la cohésion de la société. La démocratie républicaine n’exclut pas la constitution d’entités fédérales ou confédérales démocratiques, ni les ententes internationales. Mais elle suppose la reprise en mains de l’économie par les autorités politiques, aux différents niveaux : national par les États, fédéral, confédéral ou international par des autorités politiques légitimement établies, par les institutions démocratiques au plan national, par les accords internationaux et par l’ONU au niveau mondial. Pour se recentrer sur l’humain, il est nécessaire d’enlever aux grands opérateurs du marché, le pouvoir politique qu’ils ont indûment acquis avec la financiarisation de l’économie. En république, où l’intérêt général doit avoir le pas sur les intérêts particuliers, le pouvoir politique a le devoir d’exercer son autorité, dans tous les domaines concourant à réaliser ce type de société, où le sentiment d’égalité citoyenne se conjugue dans la dignité, avec le respect des différences. Face aux effets de la mondialisation, l’universalisation de l’esprit républicain, encadré par une organisation internationale puissante et respectée, serait probablement de nature à mieux pacifier l’humanité.                                     

                                               Claude J. DELBOS

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[1] « La Société des égaux » Pierre Rosanvallon, éd. Seuil 2011. Les idées développées dans ce texte sont en partie inspirées de la lecture de cet ouvrage. Les citations en italique en sont issues.

[2] Denis Kessler, vice-président du MEDEF, le 4 oct. 2007.

[3] Par référence à la distinction proposée par Aristote entre justice corrective, sanctionnant la conduite, et justice distributive réglant la distribution des biens matériels.

[4] Selon Pierre Rosanvallon, ouv. cité.

 

[i]

Édition clandestine par Libération-sud du programme du CNR, printemps 1944

(coll. Musée de la Résistance nationale, Champigny)

Mesures à appliquer dès la libération du territoire

Unis quant au but à atteindre, unis quant aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but qui est la libération rapide du territoire, les représentants des mouvements, groupements, partis ou tendances politiques, groupés au sein du CNR., proclament qu'ils sont décidés à rester unis après la libération :

Afin d'établir le gouvernement provisoire de la République formée par le général de Gaulle pour défendre l'indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle ;

Afin de veiller au châtiment des traîtres et à l'éviction dans le domaine de l'administration et de la vie professionnelle de tous ceux qui auront pactisé avec l'ennemi ou qui se seront associés activement à la politique des gouvernements de collaboration ;

Afin d'exiger la confiscation des biens des traîtres et des trafiquants du marché noir, l'établissement d'un impôt progressif sur les bénéfices de guerre et plus généralement sur les gains réalisés au détriment du peuple et de la nation pendant la période d'occupation, ainsi que la confiscation de tous les biens ennemis, y compris les participations acquises depuis l'armistice par les gouvernements de l'Axe et par leurs ressortissants, dans les entreprises françaises et coloniales de tout ordre, avec constitution de ces participations en patrimoine national inaliénable ;

Afin d'assurer :

L'établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ;

La pleine liberté de pensée, de conscience et d'expression ;

La liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'État, des puissances d'argent et des influences étrangères ;

La liberté d'association, de réunion et de manifestation ;

L'inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance ;

Le respect de la personne humaine ;

L'égalité absolue de tous les citoyens devant la loi ;

Afin de promouvoir les réformes indispensables :

Sur le plan économique : 

L'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie ;

Une organisation rationnelle de l'économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l'intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l'image des États fascistes ;

L'intensification de la production nationale selon les lignes d'un plan arrêté par l'État après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ;

Le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d'énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d'assurances et des grandes banques ;

Le développement et le soutien des coopératives de production, d'achats et de vente [s], agricoles et artisanales ;

Le droit d'accès, dans le cadre de l'entreprise, aux fonctions de direction et d'administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l'économie ;

Sur le plan social :

Le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l'amélioration du régime contractuel du travail ;

Un réajustement important des salaires et la garantie d'un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d'une vie pleinement humaine ;

La garantie du pouvoir d'achat national par une politique tendant à la stabilité de la monnaie ;

La reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d'un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans l'organisation de la vie économique et sociale ;

Un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens les moyens d'existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l'État ;

La sécurité de l'emploi, la réglementation des conditions d'embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d'atelier ;

L'élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs, améliorant et généralisant l'expérience de l'Office du Blé, par une législation sociale accordant aux salariés agricoles les mêmes droits qu'aux salariés de l'industrie par un système d'assurance contre les calamités agricoles, par l'établissement d'un juste statut du fermage et du métayage, par des facilités d'accession à la propriété pour les jeunes familles paysannes et par la réalisation d'un plan d'équipement rural ;

Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ;

Le dédommagement des sinistrés et des allocations et pensions pour les victimes de la terreur fasciste ;

Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ;

La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l'instruction et d'accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires.

Ainsi sera fondée une République nouvelle qui balaiera le régime de basse réaction instauré par Vichy et qui rendra aux institutions démocratiques et populaires l'efficacité que leur avaient fait perdre les entreprises de corruption et de trahison qui ont précédé la capitulation. Ainsi sera rendue possible une démocratie qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du peuple la continuité de l'action gouvernementale.

L'union des représentants de la Résistance pour l'action dans le présent et dans l'avenir, dans l'intérêt supérieur de la patrie, doit être pour tous les Français un gage de confiance et un stimulant. Elle doit les inciter à éliminer tout esprit de particularisme, tout ferment de division qui pourrait freiner leur action et ne servir que l'ennemi.

En avant donc, dans l'union de tous les Français rassemblés autour du C.F.L.N. et de son président, le général de Gaulle ! En avant pour le combat ! En avant pour la victoire, pour que vive la France !!!

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